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cours 2008-09

:: vérité et arraisonnement ::

VERITE ET ARRAISONNEMENT

Die Wissenschaft stellt

das Wirkliche

HEIDEGGER

INTRODUCTION

[…]

Trajet :

I. LE FONDEMENT DES VERITES APODICTIQUES

1. La forme de la loi

2. Le principe de raison

3. Les rigueurs de l’expérimentation

II. LES DEPLACEMENTS DE LA METHODE EXPERIMENTALE

1. La matérialisation de l’être

2. La réification du corps

3. La physique du psychisme

I. Le fondement des vérités apodictiques

1. La forme de la loi

[…]

2. Le principe de raison (fin)

Pour rappel, ce qui découle de l’adoption de la perspective transcendantale, c’est la reconnaissance du fait que nous ne percevons ni ne connaissons jamais le monde tel qu’il serait en soi, mais seulement le monde tel qu’il est pour nous.

Comme ce monde tel qu’il est pour nous l’est dans la mesure où il est tributaire des conditions subjectives de l’expérience et, plus largement, de la connaissance, la Critique de la raison pure va donc procéder à l’inventaire de ces conditions [je ne reviens pas ici sur le sens en lequel il faut entendre « subjectif » : cf. cours du 5-XII-08].

C’est ainsi que dans la première partie de la Critique de la raison pure, intitulée « Esthétique transcendantale », vont être exposées les formes pures de la sensibilité que sont l’espace et le temps [j’ai explicité rapidement ce point, dans la mesure où aucune de ces deux notions ne figure au programme de la série scientifique] : cela signifie que ni l’espace, ni le temps ne sont des êtres réels ; ils ne sont pas davantage les propriétés des choses ou des rapports entre les choses, mais des formes a priori de la sensibilité, c’est-à-dire susceptibles d’être représentés indépendamment de toute expérience — dans la géométrie pure, pour l’espace, et dans la théorie générale du mouvement, pour le temps —, et qu’ils sont, pour ce qui concerne les expériences sensibles que nous faisons des objets réels des formes nécessaires de toute expérience : nous percevons nécessairement tout objet réel dans l’espace de temps, car c’est notre faculté de percevoir, notre sensibilité, qui prescrit nécessairement ces formes à toute réalité qu’elle perçoit. Cela revient à reconnaître l’idéalité transcendantale de l’espace et du temps.

Mais, de toute évidence, la seule perception des objets ne suffit pas à nous faire accéder à la connaissance de la réalité objective : la simple expérience sensible tout au plus nous permet-elle de formuler des jugements d’existence (« ceci est réel ») ou des jugements assertifs (« ceci est comme ceci ou comme cela »), lesquels ne sont pas des jugements de connaissance. Pour qu’une réalité soit connue, il faut certes qu’elle soit donnée dans l’expérience, mais aussi qu’elle soit pensée d’après une règle.

Car, pour reprendre une très célèbre formule de Kant, « sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné ; sans l’entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans matière sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles » (Critique de la raison pure, p. 76) : la connaissance suppose bien évidemment, pour le dire ainsi, le fonctionnement conjoint de la sensibilité et de l’entendement (ainsi sera spécifiquement désignée la raison en tant qu’elle se rapporte au donné sensible).

C’est pourquoi, la Critique de la raison pure considère dans une deuxième partie, intitulée « Logique transcendantale », les règles de l’entendement à partir desquelles nous pensons nécessairement tout ce qui est donné à la sensibilité, tout ce dont nous faisons l’expérience et parvenons par là à une connaissance de la réalité sensible.

Notre expérience sensible livre à notre faculté de connaître des éléments d’une grande diversité, où se combinent par exemple dans la perception que nous avons d’un phénomène comme la pluie, des informations sensorielles multiples. Nous obtenons en quelques secondes des informations visuelles, auditives, voire olfactives, quand la terre, humidifiée, dégage une odeur nouvelle, ainsi que toute une série d’informations sur l’ordre dans lequel se succèdent des divers éléments de ce que nous observons ou, si la pluie nous atteint, de ce que nous ressentons nous-mêmes.

À partir de ces données, notre faculté intellectuelle entreprend un travail qui, pour l’essentiel, consiste à associer ou à « synthétiser » comme dit Kant, les éléments d’informations qui nous sont ainsi fournis. Ce que Kant appelle l’entendement utilise pour ce faire des règles de synthèse, qui régissent les associations ou les synthèses qui, à partir du donné de l’expérience, vont nous permettre de construire une description objective des phénomènes perçus et de parvenir à leur compréhension.

De telles règles de l’entendement ne constituent pas par elle-même des connaissances : elles correspondent plutôt à des règles dont se sert l’entendement pour, combinant la diversité qui lui est donnée, faire surgir une possible connaissance objective : Kant dira que le particulier (donné dans l’expérience sensible) se trouve subsumé sous la règle de l’entendement.

Notre propos étant de souligner en quelle mesure et comment la Critique de la raison pure pousse plus loin que ne l’avait fait Leibniz l’exigence de fondation du principe de raison, considérons la règle de l’entendement qui énonce que tout événement à une cause, constitué par un autre événement auquel il se trouve lié de façon régulière. Cette règle prescrit que, ayant affaire à un événement quel qu’il soit, il est nécessaire d’en chercher toujours la cause (qui se situe dans un autre événement auquel il est régulièrement associé) : appliquée à un événement particulier A, une telle règle de la causalité prend la forme du jugement selon lequel, si A est un événement, puisque tout événement en général possède une cause, A a lui aussi, dans sa particularité même, une cause. Ainsi l’explication causale de tout phénomène et de tout événement devient-elle possible et, par là, une compréhension de l’étant ci-devant déterminé comme entrecroisement de séries causales.

Prenons par exemple cette odeur très particulière qui, à la campagne, émane soudain de la terre qui vient d’être détrempée par une averse. Cette odeur m’est, tout d’abord, donnée dans une expérience sensible ; mais cela ne saurait bien évidemment suffire à constituer une connaissance. Une connaissance va par contre pouvoir se constituer du fait de l’application de la règle de la causalité, qui va consister à rapporter cet événement à sa cause, que je vais rechercher, selon ce que me dit cette règle, dans un autre événement auquel je constate qu’il est régulièrement associé, à savoir une chute de pluie brusque et abondante.

L’application de la règle qui prend la forme d’un raisonnement consiste simplement à penser le particulier (l’odeur qui se dégage de la terre, ici et maintenant) par référence à sa cause (la pluie qui vient de s’abattre), et ce du fait de cette catégorie de l’entendement qu’est la catégorie de causalité s’appliquant en l’espèce à la réalité objectivement perçue, fonctionnant donc comme principe de l’entendement : à chaque fois que surgit une telle odeur, elle est produite par la pluie qui s’abat sur une terre fraîchement retournée. Et, c’est du fait d’une telle subsomption du donné empirique sous une règle de l’entendement que se constitue la connaissance objective.

Bilan du I.2. :

La référence à la Critique de la raison pure se justifiait dans la mesure où, par rapport à Leibniz qui érige le principe de causalité au rang de principe « grande et nobilissimum », Kant accomplit sa fondation à titre de catégorie et de principe — pour son usage objectif — de l’entendement. Ainsi se trouve pleinement justifié, dans le cadre de la perspective transcendantale, que le monde tel qu’il est pour nous, tel que l’homme est en mesure de le connaître, se trouve de part en part régi par la causalité : le déterminisme physique se trouve fondé et, du même coup, l’apodicticité de la loi physique.

Par ailleurs, cela nous permet de sortir de l’embarras dans lequel nous avait plongé la rencontre de deux définitions de la vérité — la définition matérielle-nominale et la définition formelle —, dont nous entrevoyions alors la nécessité de réaliser la synthèse : l’adoption de la perspective transcendantale rend nécessaire d’adhérer à une conception transcendantale de la vérité, laquelle maintient le principe d’une adéquation de la pensée à la réalité, mais en posant que cette réalité n’est rien d’autre que ce qui est synthétisé par l’entendement — le monde pour nous, la « nature » —, et nullement un en-soi se situant au-delà de toute connaissance possible. [cf., au sujet des « trois définitions » de la vérité, la page 81 de la Critique de la raison pure — texte photocopié] C’est par ailleurs en ce sens que Kant dira que « l’entendement est législateur de la nature ».

Pour résumer, il n’y a de vérité apodictique que portant sur la réalité qui nous est donnée dans l’intuition sensible, dans l’expérience, et du fait de la synthèse de cette réalité par l’entendement. Cette réalité empirique constitue la matière de nos connaissances.

N.B. : Ce qui se situe au-delà de l’expérience possible ne saurait être synthétisé par la raison et donc connu et, en tant que représenté par la raison (dans son usage suprasensible) relève du domaine de la croyance. Ainsi la frontière se trouve-t-elle tracée entre ce qu’il nous est possible de connaître et ce qui, au contraire, ne peut que donner lieu à des croyances. Tel est, nous l’avions souligné, l’enjeu de la Critique de la raison pure.

3. Les rigueurs de l’expérimentation

Nous interrogeant sur le fondement de la loi physique et après avoir reconnu que celle-ci ne saurait être induite de la seule expérience, mais qu’elle doit aussi être déduite d’un principe de l’entendement, le principe de causalité, nous nous demandons comment ce qui est empirique se rapporte à ce qui est rationnel, de sorte à donner lieu à la formulation de la loi. Les lois physiques, cela a été établi, sont déduites du principe de causalité (comme le révèle la forme de toute loi en général), mais comment le divers empirique se trouve-t-il subsumé sous ce principe, de sorte à constituer le contenu (de l’énoncé) de la loi ? Ces interrogations demandent que soit considérée la méthode expérimentale. Et nous formulons l’hypothèse qu’à travers une telle méthode, dont la fin est la prise en connaissance du réel, se déploie son arraisonnement.

Afin de décrire la méthode expérimentale, prenons le célèbre exemple de l’expérience faite par Galilée lorsqu’il lâcha, du haut de la tour de Pise, plusieurs corps, expérience par laquelle il valida sa loi de la chute des corps qui énonce que tout corps en chute libre, quelle que soit sa masse, est animée du même mouvement, ce qui est habituellement formalisé comme suit : z= ½gt² (attendu que « g » exprime l’attraction terrestre et « t » le temps, le produit de la moitié de celle-là pas le carré de celui-ci est la cause de l’accélération du mouvement du corps, la loi de la chute des corps peut donc bien se ramener, comme toute autre loi, à un énoncé de forme causale).

Toutefois, et comme s’attache à le rappeler Heidegger, dans Qu’est-ce qu’une chose ? (cours de 1935-1936), c’est en réalité « en opposition à ce que l’expérience faisait voir [que] Galilée maintint son affirmation » (p.101), d’où la polémique qui suivit l’épisode de la tour de Pise et qui contraignit Galilée à « abandonner le professorat et [à] quitter Pise » (ibid.)… De fait, rappelle Heidegger, « lors de cette expérience, le temps du chute de corps de divers poids lâchés du haut de la tour s’avérèrent n’être pas absolument égaux, mais comporter de légères différences », la loi se trouvant néanmoins formulée, « en dépit de cette différence » (ibid.).

Ce qui suscita la polémique, ainsi que le souligne Heidegger, c’est que tous ceux qui assistaient à l’expérience « ne se l’étaient pas donnée à voir [de la même manière] » et, en outre, « l’avaient interprétée différemment ».

Qu’est-ce donc que cette méthode expérimentale pour que la « réalité » qu’elle manifeste, qu’elle présente soit tributaire de la façon dont on « se la donne à voir » et d’une interprétation ?

Ces deux points — la façon dont on se donne à voir la réalité (1) et la façon dont on interprète cette réalité (2) — renvoient à ce qu’il y a de proprement intellectuel — et non de strictement empirique — dans la méthode expérimentale, laquelle se décompose en quatre étapes :

tout d’abord, une question (étape1) est posée : en l’occurrence, Galilée s’est interrogé sur la nature de la chute des corps, sur la nature, plus exactement, du mouvement qu’ils accomplissent lorsqu’ils sont en chute libre ;

à partir d’une telle question, se trouve formulée une hypothèse (étape2) laquelle, même suggérée par l’observation, se fonder en premier lieu sur une « vue de l’esprit » : cette hypothèse qui constitue une réponse possible à la question de départ prend la forme d’un énoncé affirmatif, même si, par définition, elle n’a pour l’heure aucune justification ;

se trouve ensuite mise en œuvre une expérimentation (étape3), dont la finalité est de « tester » l’hypothèse, ce qui suppose la réalisation d’un « dispositif expérimental » s’efforçant de réunir des conditions aussi peu que possible susceptibles de fausser l’expérimentation ;

ce qui se trouve observé dans le cadre de l’expérimentation fait enfin l’objet d’une interprétation dans le sens de l’hypothèse de départ, ce qui conduit soit à la confirmer, à la valider, soit, au contraire, à l’infirmer, à l’invalider (étape4).

On le voit, ce qui ne relève pas du strict ordre de l’observation intervient au moins à un double niveau dans le cadre de la méthode expérimentale : en amont, tout d’abord, de l’expérimentation proprement dite, lors de la formulation de l’hypothèse, et en aval, lors de l’interprétation des résultats de cette expérimentation, et nous savons ce qu’il y a par définition d’incertain dans toute interprétation (NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, §14).

Si bien que la rationalité à l’œuvre dans les sciences expérimentales semble bel et bien marquée par une primauté de la raison sur la réalité empirique — tel est ce que révèle la méthode spécifique qu’elles déploient —, fût-ce « en opposition à ce que l’expérience [fait] voir ».

Ainsi donc, Galilée néglige volontairement certains aspects du phénomène de la chute des corps. Il élimine par la pensée les forces de frottement, la présence de l’air — ce qu’énonce la loi de la chute des corps vaudrait idéalement « dans le vide », par abstraction de ce qui est négligé —, afin de se concentrer sur la mesure des rapports entre les positions dans l’espace et dans le temps, ce qui lui permet de valider sa loi de la chute des corps.

Bien sûr ce qui vaut pour l’expérience de la tour de Pise vaut au même titre pour toute expérimentation scientifique en général, si bien que le préjugé naïf selon lequel l’expérimentation constituerait un cadre dans lequel le réel lui-même se manifesterait, ne peut qu’être récusé : face à la complexité du réel, l’expérience scientifique est subordonnée à une « vue de l’esprit » : le scientifique conçoit et réalise toujours ses expérimentations par référence à « une expérience idéalisée, qui, en fait, ne peut jamais être réalisée, étant donné qu’il est impossible d’éliminer toutes les influences », comme l’écrivent Einstein et Infeld (L’évolution des idées en physique (1936), Flammarion, Champs, 1982, p. 11), cette « expérience idéalisée » conditionnant, ajoutent-ils, « une intelligence profonde des expériences réelles » (ibid., p.13).

Cette primauté de ce que nous désignons provisoirement par « vue de l’esprit » dans la mise en œuvre de la méthode expérimentale explique l’insistance de Heidegger, dans la suite de la page 101 de Qu’est-ce qu’une chose ?, sur l’expression latine utilisée par Galilée lui-même dans les Discours concernant deux sciences nouvelles [mécanique et cinématique] (1638) : « mente concipio », « je conçois par l’esprit ». Là semble en effet se situer ce qui est premier, primordial dans la mise en œuvre de la méthode expérimentale : une « conception de l’esprit ».

Sans doute, comme y insiste Galilée en d’autres passages des Discours, la loi de la chute des corps fut-elle validée par de multiples expérimentations : dans la « Troisième journée », consacrée à la chute libre, alors que l’un des personnages imaginaires, Simplicio (représentant la science médiévale que Galilée va abolir) demande à Salviati (le représentant de Galilée) « Pouvez-vous nous dire si vos expériences donnent des résultats conformes à vos conclusions théoriques ? », ce dernier lui répond : « je n’ai nullement négligé de faire des expériences ; soucieux moi-même de m’assurer que l’accélération des graves en chute libre s’opère bien selon la proposition que nous avons décrite, j’en ai plus d’une fois cherché la preuve expérimentale » ; il est au demeurant question de centaines d’expérimentations…

Mais, comme le souligne Heidegger, ces expérimentations n’en furent donc pas moins conçues et réalisées dans le cadre d’un certain « se donner à voir » et interprétées corrélativement, par référence à une « conception de l’esprit » précédant et rendant possibles les expérimentations.

A présent que l’expérimentation elle-même, ce qu’il y a en elle de proprement empirique nous est apparu, dans la méthode expérimentale, comme pleinement subordonné à un acte intellectuel, à une « conception de l’esprit », la question demeure de savoir ce en quoi consiste cette « conception de l’esprit » pour rendre possible l’expérimentation.

« Mente concipio » peut en effet être traduit littéralement par « je conçois par l’esprit » et consiste, plus exactement, dans le fait de « se-donner-soi-même-une-connaissance d’une détermination des choses » : il s’agit donc de l’acte intellectuel qui, antérieurement à toute expérience, anticipe en quelques sortes sur les choses en accomplissant la fonction d’un recueil, de rassembler, de ramener à l’unité le divers empirique. Et nous voyons à cet égard combien, à travers l’exigence d’une telle fonction, se trouve d’ores et déjà requise la subjectivité.

Or, l’étymologie du verbe « con-cipere », pour peu qu’on accepte de la considérer nous fait signe vers le « con-cept » : ce qui est conçu (« com-pris » serait une traduction plus heureuse) antérieurement au déploiement de la méthode expérimentale et en constitue la condition, c’est donc un concept, par nécessité a priori, propre à informer — mettre en forme, lier… — « mente concipere » — la diversité donné dans l’expérimentation elle-même : la catégorie (concept a priori) de causalité permet la connaissance scientifique.

Ainsi, la primauté de la raison, en tant qu’elle est en particulier à l’œuvre dans les sciences expérimentales, fait que toute « chose » est « prise en connaissance » sous la condition qu’elle fournisse des raisons. C’est pourquoi, Kant, dans la Préface à la seconde édition de la Critique de la raison pure souligne que, pour que les sciences se constituent, la raison a nécessairement dû « prendre les devants », « forcer la nature à répondre à ses questions, mais non pas se laisser guider uniquement par elle pour ainsi dire à la laisse » ou, encore, que la raison obtient des enseignements de l’expérience non pas « à la façon d’un écolier, qui se laisse dire tout ce que veut le maître, mais comme un juge dans l’exercice de ses fonctions, qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur soumet » (trad. A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 2001, p.76).

Ce que Kant exprime explicitement de la sorte sera repris par Heidegger qui, en son vocabulaire, dira que la science moderne est « arraisonnement » (Gestell), elle arraisonne la nature, c’est-à-dire la somme de livrer des (ses) raisons.

Mais, auparavant, nous devons renvoyer à ce que nous avions souligné au précédemment concernant la reconnaissance, à l’époque moderne, de l’homme comme « sujet » : le « sujet » sera cette nouvelle désignation de l’homme, contemporaine de l’avènement de la science expérimentale, qui ne se contentera pas d’en exprimer la nature, comme se fut auparavant longtemps le cas (animal rationalis), mais lui reconnaîtra cette fonction logique de rassembler, le définira par le pouvoir fondamental d’assurer un recueil, de main-tenir une unité, parmi la pluralité des sensations et des représentations.

Or, la reconnaissance de cet insigne pouvoir, outre qu’en instituant l’homme comme sujet, elle permet d’établir les connaissances scientifiques à titre d’énoncés apodictiques, se redouble d’une détermination du « réel » dans son ensemble.

A cet égard, Qu’est-ce qu’une chose ?, dans la perspective ontologique qui est la sienne, fondée sur la différence entre l’être et l’étant, interprète les « catégories », au nombre desquelles donc particulièrement pour ce qui nous a interrogé celle de causalité, comme déterminations de l’étant en son être : ce qui « est » se trouve (pré)déterminé comme présence ob-jective faisant face au sujet connaissant.

C’est pourquoi, en une autre de ses œuvres, à laquelle nous ferons dans le III. plus ample référence, et intitulée Le Principe de raison, Heidegger présentera le « principe de raison », non seulement comme condition de notre connaissance de la réalité (ob-jective - ob-jectivée), mais aussi comme condition de l’apparaître.

Transition :

Est-ce la chose en tant que telle qui est connue par l’expérimentation scientifique, celle-ci, pour reprendre l’expression de Heidegger ne sauterait-elle pas plutôt, pour ainsi dire, par-dessus les choses ?

Qu’en est-il, dès lors, de la vérité ? et de la portée ontologique des sciences expérimentales ?

Nous allons, dans ce qui suit, soutenir la thèse selon laquelle les sciences expérimentales, dont nous allons mesurer a quel point elles demeurent tributaires des schémas de la physique classique, loin d’accéder à une connaissance absolue de la réalité intrinsèque, d’un en-soi statutairement inconnaissable, procèdent en réalité à la construction de leur objet : la prise en connaissance scientifique de la chose repose sur la substitution de l’objet — construit, produit — à la chose, la choséité se trouvant par là perdue.

II. LES DEPLACEMENTS DE LA METHODE EXPERIMENTALE

Trajet :

  1. La matérialisation de l’être (la matière et l’esprit)
  2. La réification du corps (le vivant)
  3. La physique du psychisme (la conscience, l’inconscient)

1. La matérialisation de l’être

Nous avons formulé l’hypothèse selon laquelle la méthode expérimentale se pourrait déplacer vers d’autres objets que ceux, inertes, constituent la région de l’étant dont la physique fait son domaine d’investigation, savoir la réalité vivante et pensante, sous la condition que celle-ci soit à son tour déterminée en son être comme réalité matérielle. De surcroît et en un mouvement en retour, attestant du caractère autofondé des sciences expérimentales, celles-ci contribueront à la prédétermination de l’être (de l’étant) comme matière : comme l’écrira Engels s’employant à formuler l’option ontologique prise et impliquée par les sciences du vivant, « l’unité de l’être réside dans sa matérialité ».

Or cette option résolument prise en faveur de la position moniste matérialiste revenait à reléguer les anciennes philosophies spiritualistes au rang de conceptions « idéalistes », c’est-à-dire dépourvues de fondement scientifique.

Pour autant, à prendre les choses généalogiquement, selon cette perspective initiée notamment par Nietzsche et consistant à interroger les conditions de surgissement des représentations, en l’occurrence de ce monde culturel dominé par les sciences expérimentales, de ce « champ épistémique », pour parler comme Foucault, il est nécessaire de reconnaître que l’avènement de telles sciences fut tributaire de conceptions théologico-philosophiques s’inscrivant dans le contexte du dualisme spiritualiste.

Nous avons déjà fait supra une remarque en ce sens : « au XVIIe siècle, c’est la croyance au miracle qui fait désirer l’avènement d’une science mécaniste », avions-nous avancé comme interprétation des conditions d’un avènement, en citant le travail de Lenoble sur Mersenne (Mersenne ou la naissance du mécanisme, Vrin, 1941). C’est qu’en effet, rappelons-le, le miracle, c’est-à-dire ce qui se produit « sponte sua », sans être causé par rien de naturel, ne se peut reconnaître que si le cours normal des phénomènes est par ailleurs connu, d’où la recherche d’une régularité produisant la conception classique de la nature comme enchaînement de causes et d’effets et les lois de la physiques qui en seront l’expression.

Nous l’avons dit aussi, c’est chez Leibniz que le « principe de raison », condition première des sciences expérimentales, se trouve affirmé et élevé au rang de principe suprême. Or, ce principe s’affirme dans le contexte et dans le cadre de la doctrine de l’ « harmonie préétablie », conception théologico-philosophique, selon laquelle « l’auteur des choses », c’est-à-dire Dieu, du fait de sa « sagesse », « ne fait rien sans harmonie et sans raison » (Préface aux Nouveaux Essais sur l’entendement humain, § 9). Cette conception est absolument éloignée du monisme matérialisme, « ontologie » des sciences expérimentales, mais elle est, au contraire, résolument spiritualiste.

[…]

- affirmation d’une substance spirituelle hétérogène au corps, siège des idées innées, dont l’existence, au début de la Préface, se trouve démontrée à partir du fait que constitue les vérités apodictiques = dualisme spiritualiste,

- Le spiritualisme idéaliste de Leibniz peut être désigné comme spiritualisme monadique : les corps, comme tout être, sont constitués par des substances inétendues, monades ou forces. La force est la réalité universelle, nous la trouvons en nous par la réflexion : et toute substance est au fond analogue à nous-mêmes. Nous la trouvons aussi dans la nature par l’analyse du mouvement : entre un corps en mouvement et un corps en repos pris à un moment unique de la durée,

- conception leibnizienne de la matière (vs Descartes) : opposition portant sur l’essence de la matière et relevant en tant que telle du domaine de la physique : Leibniz refuse la réduction cartésienne de la matière à l’étendue (la res extensa), en ceci qu’elle ne conduit à reconnaître que la seule causalité efficiente comme régissant la totalité de l’ordre physique et, donc, à une explication purement mécaniste du réel. Or, si Leibniz ne récuse pas le mécanisme ― celui-ci est conforme à la science de Galilée et de Kepler ―, il n’en demeure pas moins qu’il conçoit cette conception comme insuffisante et comme devant, partant, être complétée : il demande, par référence au principe d’inertie, de prendre en compte que les corps ne sont pas inertes, mais soumis à des opérations de mouvement, en d’autres termes, que, beaucoup plus essentiellement que l’étendue, la force est la seule véritable essence de la matière.

- On peut parler d’un « spiritualisme monadique » : Leibniz (1646-1716) introduit l’idée de monade, unité spirituelle. Sa théorie de l’union de l’âme et du corps découle de sa monadologie: le corps est un agrégat de monades, dont les rapports avec l’âme sont réglés dès le départ comme deux horloges que l’on aurait synchronisées. Leibniz est connu aussi pour être à l’origine de l’idée du meilleur des mondes possibles. Si Dieu existe, il a, par nécessité, pu, voulu et su créer le moins imparfait de tous les mondes imparfaits; le monde le mieux adapté aux fins suprêmes, le nôtre.

- L’ordre de la matière, c’est-à-dire des corps, est régi par la causalité efficiente, tandis que l’ordre de l’esprit et, donc, des âmes, est régi, quant à lui, par la causalité finale, et il y a harmonie entre les causes efficientes et les causes finales. Cette harmonie est pensée comme ayant été « de tout temps » préétablie, c’est-à-dire réglée par Dieu dès l’origine, et comme ordonnant le rapport de l’ensemble des différentes monades, dont notamment les âmes et les corps. La métaphore récurrente est celle de deux horloges dont le fonctionnement harmonieux a été réglé par Dieu : l’âme et le corps, agrégat de monades, sont réglés dès le départ comme deux horloges qu’on aurait synchronisées.

[…]

2. La réification du corps

Dans la perspective de notre problème — saisir, à partir d’une épistémologie des sciences expérimentales, comment celles-ci procèdent à un arraisonnement de la nature et ainsi consistent en procédures de dévoilement de l’être —, peu importent les modèles (et leur apparente discontinuité) ainsi que les errements de l’explication scientifique : de fait, le corps sera-t-il, dans le cadre de la mécanique cartésienne du vivant, conçu à partir des seules lois de la physique mécaniste, puis, à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la spécificité du vivant en tant que régi par des processus physico-chimiques saisie, s’ouvrira la possibilité d’une science, en apparence spéciale, du vivant, tournant se marquant par l’évolution du vocabulaire, l’ancien terme de « physiologie » — « étude de la nature » — (dont l’usage est avéré à partir de 1611) se voyant peu à peu supplanté par celui de « biologie » — science, se revendiquant « spéciale » donc, des organismes vivants (à partir de 1802).

Quoi qu’il en soit d’une telle discontinuité, fût-elle apparente ou non, ce qui dans notre perspective oriente la méditation, c’est la constante efficience de la méthode expérimentale qui, s’appliquant en l’occurrence au corps, procède à son arraisonnement en l’instituant en ob-jet, c’est-à-dire en le con-stituant (et le construisant) selon les rigueurs du principe de raison — principe « grande et nobilissimum », en ceci qu’à partir de lui se trouve dis-posé la totalité de l’étant en vue de sa prise en connaissance scientifique —, de sorte à ce qu’ainsi puissent advenir les sciences d’un corps vivant objectivé, c’est-à-dire ontologiquement prédéterminé comme matière régie par la seule causalité efficiente.

Un texte comme le traité des Passions de l’âme de Descartes (1649), véritable traité d’anatomie mécaniste, sous l’un de ses aspects, fait date de ce point de vue : il s’agit du dernier ouvrage publié par Descartes de son vivant et comme du parachèvement de la philosophie cartésienne.

Le célèbre passage de la lettre à Elisabeth où l’auteur comparait la philosophie à un arbre prend ici tout son sens : de fait, l’ouvrage se situe-t-il au point où se peuvent penser les rapports entre ces « trois principales sciences » figurées par les branches de l’arbre : la médecine, la mécanique et la morale, toutes trois dérivant du tronc commun de la physique.

Dans les Passions de l’âme se trouve en effet développée une véritable analyse psychophysiologique des « passions » : celles-ci résulteraient en effet de l’interaction entre l’âme et une « petite glande située au milieu du cerveau », la glande pinéale (l’épiphyse), elle-même soumise à l’action des « esprits animaux » (qui peuvent être considérés comme une anticipation de la notion moderne d’influx nerveux).

Le cartésianisme, dualiste, n’en consiste pas moins en un quasi-matérialisme : à la distinction entre l’âme et le corps correspond sur le plan moral l’opposition ou le conflit entre la liberté et les passions ― tout se passe simplement, naïvement même, comme si les passions exerçaient sur l’âme une force (matérielle, corporelle) à laquelle l’âme oppose sa force propre, tirée d’elle même, la volonté ―, mais l’âme cesse cependant d’être un principe de mouvement et ainsi cette réalité transcendante auquel le vivant se trouverait subordonné. En effet, en l’absence d’âme, le corps se meut car il est en lui-même une mécanique, comme le figurent la célèbre thématique des animaux-machines.

N.B. : tradition mécaniste de l’automate (modèle théorique et réalisation ; vide les célèbres automates de Vaucanson) ≠ tradition du Golem et des robots, tradition hébraïque.

La comparaison du corps à l’automate, récurrente dans l’œuvre de Descartes, sert de modèle théorique pour souligner la similitude de fonctionnement malgré la dissemblance de composition (différence de degré, non de nature) : « ceux qui, sachant combien de divers automate, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut faire, [...] Considéreront ce corps (de l’animal) comme une machine, qui, ayant été fait des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonné, et a en soi des mouvements plus admirables, qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes ». (Discours de la méthode, Ve partie). Ainsi les ressorts de la montre imitent de façon plus grossière les nerfs et les muscles.

Par ce modèle s’exprime la volonté d’éliminer du vivant toute finalité interne, les organes n’étant pas faits en vue de telle ou telle fonction : leur arrangement seul rencontre la fonction remplie. Par exemple, la vie s’entretient par la chaleur et le mouvement du sang irriguant et nourrissant les parties corporelles et les maintenant en état de fonctionnement.

L’animal-automate n’a pas d’âme, donc ni sensibilité ni pensée. Le cas de l’homme est certes différent de par l’union à l’ « âme raisonnable ». Mais ce cadre mécaniste et matérialiste dans lequel s’inscrit la conception cartésienne du vivant se paie d’une contradiction : la localisation physiologique de l’âme incorporelle, en tels endroits du corps, dans cette partie du cerveau qu’est la glande pinéale (Descartes, Traité des passions, I, art 31) soulève le problème majeur de savoir comment l’incorporel se localiserait-il sans devenir matériel.

N.B. : l’âme simple « résidu spirituel » sur fond de quasi-monisme matérialiste. Dieu lui-même n’étant, malgré l’éclatante démonstration de son existence, qu’un résidu : vide critique de Descartes par Pascal (Dieu : chiquenaude. Dieu a créé la matière, mais celle-ci s’est agencée elle-même jusqu’à composer notre monde par la seule efficience des lois physiques).

De fait, l’âme aura tôt fait, à la suite de Descartes, d’être biffée : notamment chez La Mettrie (L’homme-machine) : « ce que les métaphysiciens appellent « âme » n’est qu’un effet de la force musculaire ».

Quoi qu’il en soit ce sont les bases d’une connaissance du vivant qui se trouve ainsi jetées par Descartes. Seules font défaut la nécessaire autonomie de l’objet, condition pour qu’en soit saisie la spécificité et celle corrélative d’une science — autonome — du vivant.

Le problème épistémologique qui se pose ici est celui des conditions de l’autonomie d’une science, en l’occurrence de la biologie : il s’agit tout d’abord de saisir la spécificité du vivant pour ouvrir celui-ci à la connaissance scientifique. Or, ce qui interdisait qu’une telle spécificité soit saisie auparavant, c’était précisément la conservation du modèle mécaniste en tant qu’on prétendait, dans le cadre d’un tel modèle, connaître le vivant : l’autonomie du modèle (et donc de l’objet) conditionne l’autonomie de la science.

La connaissance du vivant abordée par une méthode rationnelle doit répondre aux questions de l’origine et des propriétés des corps organiques. Les théories de l’évolution considérant le vivant dans son ensemble lient la question de leur origine à celle du rapport entre les espèces. Pour aborder la connaissance des propriétés, il faut considérer la méthode de la physiologie. Là se poursuit au XIXe siècle la confrontation entre l’explication physico-chimique et un vitalisme physiologique.

La biologie se constitue en refusant son absorption par la physique, au nom d’une définition de la vie comme ensemble des fonctions vitales résistant à la mort : Claude Bernard élabore une méthode physiologique à partir des sciences de l’inerte, certes, mais sa finalité est de saisir la spécificité de l’organisme vivant.

Rédigée en 1865, l‘Introduction à l’étude de la médecine expérimentale est l’ouvrage le plus connu de Claude Bernard ; son mérite est de souligner le but pratique que poursuit le physiologie : connaître les causes des phénomènes vitaux à l’état normal pour établir une médecine rationnelle. « Conserver la santé et guérir les maladies » sont les premiers termes de l’ouvrage. Ce but exige la connaissance des fonctions de l’organisme, or, à ce propos, Claude Bernard en appelle à l’unité de méthode entre la biologie et la physique.

Il s’agit donc de traduire les fonctions vitales en termes physico-chimiques. Pour comprendre l’importance de ce but théorique, l’éloge de Lavoisier est éclairant : « Lavoisier avait déjà montré clairement que les phénomènes physico-chimiques des êtres vivants sont entretenus par les mêmes causes que ceux des corps minéraux. Il démontra que les animaux qui respirent et les métaux que l’on calcine absorbent dans l’air le même principe [...], l’oxygène, et que l’absence de cet air respirable arrête la calcination aussi bien que la respiration » (les Conditions de la conscience, cité dans R. Baja, la Méthode bio­logique, Ed. Masson, p. 177).

En affirmant, après avoir exposé les expériences qui y ont conduit, l’analogie entre un phénomène vital aussi important que la respiration et le phénomène physique de la combustion, Lavoisier a définitivement porté atteinte aux physiologies anciennes. Au lieu d’être située dans le cœur, comme le soutenaient Aristote et Descartes, la « chaleur vitale » est le résultat de la régulation, par la respiration, du corps en rapport avec le milieu externe.

Claude Bernard confirme la voie ouverte par son prédécesseur: « Les mécanismes vitaux, en tant que mécanismes, ne diffèrent pas des mécanismes non vitaux » (les Conditions de la conscience, id., p. 178).

Assigner comme but immédiat à la physiologie l’explication chimique des autres fonctions apparaît donc légitime. S’il n’est certes pas l’inventeur de la méthode expérimentale, Claude Bernard en devient le théoricien, après avoir formulé le principe fondamental de sa physiologie : le corps vivant dispose d’un « milieu intérieur » stable, qu’il faut étudier comme les sciences physiques étudient le milieu externe, pour y reconnaître le même déterminisme.

Expliquer c’est connaître les causes efficientes : reprenant l’ancienne comparaison du corps à une machine, il affirme qu’il faut le démontrer pour établir les conditions de fonctionnement des organes.

Mais, alors que le physicien accède facilement à la mesure des conditions externes (température, pression, etc.), le physio­logue accède plus difficilement au milieu interne à sonder, pénétrer, mesurer sans le détruire. Il s’agit dans les deux cas de « remonter à la cause prochaine des phénomènes… c’est-à-dire à leur condition physique et matérielle d’existence » (Introduction, II, p. 106).

Cependant, l’être vivant ne peut se confondre avec l’objet inerte. Si cette physiologie s’intéresse uniquement à la question « comment » fonctionne le vivant, c’est en lui reconnaissant toutefois une complexité plus grande que celle de la matière inerte et en excluant volontairement de son étude la recherche d’un « pourquoi ».

Cette « complexité » tient à la nature du rapport entre les parties organiques de l’être vivant : si le physicien n’a pas à tenir compte de la nature dans son ensemble pour en étudier une manifestation particulière, le physiologue doit, au contraire, « tenir compte de l’harmonie » globale du corps, alors même qu’il cherche à pénétrer dans cet ensemble pour mettre au jour le mécanisme des parties, auxquelles il faut reconnaître trois propriétés : « physiques, chi­miques et vitales » ; ce dernier terme désignant, pour l’auteur, l’ensemble des « propriétés organiques que nous n’avons pas encore pu réduire à des considérations physico-chimiques : mais, ajoute-t-il, il n’est pas douteux qu’on y arrivera un jour ». L’harmonie propre au corps vivant n’est donc pas le « vital », mais la façon dont l’organisme se constitue et régit son rapport avec ses organes ; cette harmonie préside à toute création des formes vivantes, particulièrement à la formation de l’embryon à partir de l’œuf fécondé. C’est pourquoi il affirme: « la vie, c’est la création » ; celle-ci échappe à la traduction physico-­chimique, laissant entrevoir avec précaution une finalité interne à l’organisme : coopération des cellules, restauration de la stabilité du milieu interne nécessaire à leur maintien en vie, régulation (Introduction, II, p. 137).

La méthode expérimentale consiste donc à établir des lois à partir d’observations provoquées chez l’être vivant sain et non à l’occasion des maladies ; elle ne se borne pas au relevé empirique de régularités. Dans le protocole d’expérimentation qu’il formule avec précision, Claude Bernard insiste sur le rôle de la théorie pour guider les observations et élaborer le processus expérimental. Il distingue dans l’Introduction sous le terme d’« idée préconçue » parce qu’elle est formulée à partir d’observations qu’aucune loi connue ne peut expliquer : en fait la théorie exprime une hypothèse interprétative. Pour en vérifier le bien-fondé, il a recours aux expérimentations, et même aux contre-épreuves, qui confirment ou infirment l’hypothèse, ou font progresser l’investigation vers de nouvelles questions.

Ainsi s’est déclenché un enchaînement, ininterrompu encore aujourd’hui, d’expérimentations et d’observations dont dérivent l’ensemble des connaissances réparties dans les domaines de savoirs spécialisés qui constituent la biologie moderne. Apparue dans les travaux de Lavoisier sur la respiration, la traduction physico-chimique des fonctions vitales s’est poursuivie du niveau macroscopique de la physiologie des organes au niveau microscopique des tissus, des cellules, des molécules, pour aboutir au milieu du XXe siècle à la découverte des gènes et à la synthèse des constituants de la matière vivante.

Les applications pratiques de ces connaissances à la médecine révèlent l’efficacité de cette méthode d’expérimentation guidée par la théorie, s’efforçant de réduire les singularités du vivant afin de découvrir les lois de son fonctionnement.

3. La physique du psychisme

Les théories freudiennes, lesquelles affirment l’existence d’un inconscient psychique et apparaissent par là comme novatrices, restent cependant tributaires des anciennes philosophies de la conscience et, en tout premier lieu, du Cartésianisme. Certes l’inconscient est l’autre de la conscience — est inconscient ce qui n’est pas conscient —, mais si l’on peut établir que c’est dans le cadre du modèle en lequel la conscience est cartésiennement conçue que l’inconscient est aussi dévoilé, alors leur parenté nous apparaîtra et il nous faudra conclure davantage à leur duplicité qu’à leur altérité.

Or, la pensée est abordée chez Descartes sur le mode de la chose naturelle. En effet, le doute cartésien peut fort bien être interprété comme un acte d’objectivation — acte d’objectivation négatif, en ceci qu’il nie, comme nous l’avons vu, toute réalité et toute vérité —, mais acte d’objectivation néanmoins, dans la mesure où il permet à la pensée de se saisir elle-même sur le mode objectif — comme objet avec lequel elle est dans un rapport primordial, c’est-à-dire elle-même.

À ce point du texte de Descartes, l’ob-jectivation devient obvie : est — pour la pensée, pour la subjectivité — ce qui est présent à elle ; ce qui est — ici, d’abord, la pensée — est ce qui est présent. En d’autres termes — ontologiques —, la pensée se détermine elle-même sur le mode de cette détermination ontologique propre aux métaphysiques de la présence. C’est bien sur le point essentiel de cette détermination qu’apparaît l’étroit rapport entre la façon dont la physique classique détermine ses « objets » et la façon dont cette proto-thématisation de la subjectivité détermine la « pensée » comme ob-jet, celle-ci se trouvant de facto réifiée.

De fait, il en va exactement de même pour la psychanalyse, laquelle réifie le psychisme, condition de sa prise en connaissance objective par elle, de sorte que l’inconscient est le simple négatif de la conscience : si est conscience ce qui est présent à la pensée, est inconscient ce qui est non-présent (à la pensée).

Si bien que, pour peu que l’interprétation s’efforce d’en saisir la parenté quant à la détermination de l’être des étants dont ils font leurs objets, il apparaît que la psychanalyse ne constitue guère que le renversement du cartésianisme : la détermination ontologique est donc la même (que celle du cartésianisme), la pensée comme le psychisme étant traités sur le modèle de l’objet physique.

[…]

A considérer plus spécifiquement les théories freudiennes, l’hypothèse de l’inconscient est appelée par les lacunes de la vie consciente, et la démarche conduisant d’une telle hypothèse à l’affirmation de l’inconscient n’est autre que la méthode expérimentale, à l’œuvre dans toute science expérimentale — en premier lieu, en physique classique.

C’est ce qu’explicitement souligne la page 67 de Métapsychologie : « s’il s’avère […] que nous pouvons fonder sur l’hypothèse de l’inconscient une pratique couronnée de succès, […] nous aurons acquis avec ce succès, une preuve incontestable de l’existence de ce dont nous avons fait l’hypothèse ».

Ainsi vérifions-nous derechef que la méthode expérimentale, laquelle consiste dans l’enchaînement hypothèse-expérimentation-vérification et se trouve inaugurée dans le cadre de la physique classique, constitue la condition de possibilité de toute science expérimentale.

C’est bien, plus fondamentalement, le principe de raison déterminante, selon lequel « rien n’est sans raison », et l’exigence afférente qui pose que la compréhension soit saisie des causes, qui initie l’investigation freudienne en direction de ce qui produit la maladie mentale : en un mot, c’est l’exigence de rationalité, fondée sur le principe de raison qui vient rompre avec l’incompréhension et la condamnation antérieures de la « folie ».

Ainsi l’entendement législateur produit-il cette explication causale de son « objet », et ce, en dépit du statut pourtant singulier d’un tel « objet », car l’inconscient en tant que tel n’est certes pas un objet, au sens habituel d’une réalité ouverte à la saisie empirique.

Mais, c’est précisément au niveau de cette difficulté majeure que les théories de la psychanalyse révèlent en quelle mesure elles sont étroitement tributaires de l’exigence de rationalité découlant du principe de la raison. Car, le paralogisme freudien consiste bel et bien, lors même que la cause présumée du phénomène observable demeure statutairement insaisissable, à postuler que, selon l’impérieuse nécessité du principe de raison, les phénomènes observables ― la maladie mentale et ses symptômes ― doivent par nécessité avoir une cause, l’ « inconscient ».

La recherche des raisons et la méthode expérimentale conduisent donc bel et bien à l’invention de l’objet « inconscient ».

[…]

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