II. DU DEVOILEMENT PAR L’EXPERIMENTATION A LA PRO-DUCTION DE TOUT ETANT
2. Les déplacements d’une procédure
Dans la perspective de notre problème — saisir, dans un premier temps et à partir d’une épistémologie des sciences expérimentales, comment celles-ci mettent en œuvre des procédures de dévoilement et procèdent ainsi à l’arraisonnement de ce qui est —, il s’agit plus particulièrement ici de mesurer l’efficience de la méthode expérimentale. Celle-ci, s’appliquant en l’occurrence à d’autres ob-jets que ceux, inertes, dont la physique fait son affaire, tels le corps et, au-delà, tout organisme vivant, procède à son arraisonnement en l’instituant en ob-jet, c’est-à-dire en le con-stituant (et le construisant) selon les rigueurs du principe de raison.
Se trouve de la sorte dis-posé la totalité de l’étant en vue de sa prise en connaissance scientifique et peuvent ainsi advenir les sciences d’un corps vivant objectivé, c’est-à-dire ontologiquement prédéterminé comme matière régie par la seule causalité efficiente.
De ce point de vue fondamental, peu importent les modèles (et leur apparente discontinuité) ainsi que les errements de l’explication scientifique : de fait, le corps, comme nous le verrons d’abord, sera-t-il, dans le cadre de la mécanique cartésienne du vivant, conçu à partir des seules lois de la physique mécaniste, puis, à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la spécificité du vivant en tant que régi par des processus physico-chimiques saisie, s’ouvrira la possibilité d’une science, en apparence spéciale, du vivant, tournant se marquant par l’évolution du vocabulaire, l’ancien terme de « physiologie » — « étude de la nature » — (dont l’usage est avéré à partir de 1611) cédant peu à peu la place à celui de « biologie » — science, se revendiquant « spéciale » donc, des organismes vivants (à partir de 1802).
a. La construction du corps
Un texte comme Le Traité des passions de l’âme de Descartes (1649), véritable traité d’anatomie mécaniste, sous l’un de ses aspects, fait date de ce point de vue : il s’agit du dernier ouvrage publié par Descartes de son vivant et comme du parachèvement de la philosophie cartésienne.
Le célèbre passage de la lettre à Elisabeth où l’auteur comparait la philosophie à un arbre prend ici tout son sens : de fait, l’ouvrage se situe-t-il au point où se peuvent penser les rapports entre ces « trois principales sciences » figurées par les branches de l’arbre : la médecine, la mécanique et la morale, toutes trois dérivant du tronc commun de la physique.
Dans les Passions de l’âme se trouve en effet développée une véritable analyse psychophysiologique des « passions » : celles-ci résulteraient en effet de l’interaction entre l’âme et une « petite glande située au milieu du cerveau », la glande pinéale (l’épiphyse), elle-même soumise à l’action des « esprits animaux » (qui peuvent être considérés comme une anticipation de la notion moderne d’influx nerveux).
[…]
Le cartésianisme, dualiste, n’en consiste pas moins en un quasi-matérialisme : à la distinction entre l’âme et le corps correspond sur le plan moral l’opposition ou le conflit entre la liberté et les passions ― tout se passe simplement comme si les passions exerçaient sur l’âme une force (matérielle, corporelle) à laquelle l’âme oppose sa force propre, tirée d’elle même, la volonté ―, mais l’âme cesse cependant d’être un principe de mouvement et ainsi cette réalité transcendante auquel le vivant se trouverait subordonné. En effet, en l’absence d’âme, le corps se meut car il est en lui-même une mécanique, comme le figurent la célèbre thématique des animaux-machines.
La comparaison du corps à l’automate, récurrente dans l’œuvre de Descartes, sert de modèle théorique pour souligner la similitude de fonctionnement malgré la dissemblance de composition (différence de degré, non de nature) : « ceux qui, sachant combien de divers automate, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut faire, [...] Considéreront ce corps (de l’animal) comme une machine, qui, ayant été fait des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonné, et a en soi des mouvements plus admirables, qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes ». (Discours de la méthode, Ve partie). Ainsi les ressorts de la montre imitent de façon plus grossière les nerfs et les muscles.
Par ce modèle s’exprime, contre le modèle hérité d’Aristote qui prévalut tout le Moyen-âge durant, la volonté d’éliminer du vivant toute finalité interne, les organes n’étant pas faits en vue de telle ou telle fonction : leur arrangement seul rencontre la fonction remplie. Par exemple, la vie s’entretient par la chaleur et le mouvement du sang irriguant et nourrissant les parties corporelles et les maintenant en état de fonctionnement.
L’animal-automate n’a pas d’âme, donc ni sensibilité ni pensée. Le cas de l’homme est certes différent de par l’union à l’ « âme raisonnable ». Mais ce cadre mécaniste et matérialiste dans lequel s’inscrit la conception cartésienne du vivant se paie d’une contradiction : la localisation physiologique de l’âme incorporelle, en tels endroits du corps, dans cette partie du cerveau qu’est la glande pinéale (Descartes, Traité des passions, I, art 31) soulève le problème majeur de savoir comment l’incorporel se localiserait-il sans devenir matériel.
L’âme n’est plus ici que simple « résidu spirituel » sur fond de quasi-monisme matérialiste. Dieu lui-même n’étant, malgré les éclatantes démonstrations de son existence (3e Méditation métaphysique), qu’un résidu : on se réfèrera à ce propos à la critique de Descartes par Pascal (Dieu : chiquenaude. Dieu a créé la matière, mais celle-ci s’est agencée elle-même jusqu’à composer notre monde par la seule efficience des lois physiques).
De fait, l’âme aura tôt fait, à la suite de Descartes, d’être biffée : notamment chez La Mettrie (L’homme-machine) : « ce que les métaphysiciens appellent « âme » n’est qu’un effet de la force musculaire ».
Quoi qu’il en soit ce sont bel et bien les bases d’une connaissance du vivant qui se trouve ainsi jetées par Descartes. Seules font défaut la nécessaire autonomie de l’objet, condition pour qu’en soit saisie la spécificité et celle corrélative d’une science — autonome — du vivant.
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Le problème épistémologique qui se posera alors sera celui des conditions de l’autonomie d’une science, en l’occurrence de la biologie : il s’agit tout d’abord de saisir la spécificité du vivant pour ouvrir celui-ci à la connaissance scientifique et, du même mouvement, affranchir la science du vivant de tout rapport de subordination à l’égard de la physique. Car ce qui interdisait qu’une telle spécificité soit saisie auparavant, c’était précisément la conservation du modèle mécaniste en tant qu’on prétendait, dans le cadre d’un tel modèle, connaître le vivant : l’autonomie du modèle (et donc de l’objet) conditionne l’autonomie de la science.
La biologie se constitue donc en affirmant son autonomie à l’égard de la physique, au nom d’une définition de la vie comme ensemble des fonctions vitales résistant à la mort : Claude Bernard élabore une méthode physiologique à partir des sciences de l’inerte, certes, mais en maintenant constamment l’exigence de saisir la spécificité de l’organisme vivant.
Rédigée en 1865, l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale est l’ouvrage le plus connu de Claude Bernard. Son mérite est de souligner le but pratique que poursuit le physiologie : connaître les causes des phénomènes vitaux à l’état normal pour établir une médecine rationnelle. « Conserver la santé et guérir les maladies » sont les premiers termes de l’ouvrage. Ce but exige la connaissance des fonctions de l’organisme, or, à ce propos, Claude Bernard en appelle pourtant à l’unité de méthode entre la biologie et la physique.
Il s’agit donc de traduire les fonctions vitales en termes physico-chimiques. Pour comprendre l’importance de ce but théorique, l’éloge de Lavoisier est éclairant: « Lavoisier avait déjà montré clairement que les phénomènes physico-chimiques des êtres vivants sont entretenus par les mêmes causes que ceux des corps minéraux. Il démontra que les animaux qui respirent et les métaux que l’on calcine absorbent dans l’air le même principe [...], l’oxygène, et que l’absence de cet air respirable arrête la calcination aussi bien que la respiration » (les Conditions de la conscience, cité dans R. Baja, la Méthode biologique, Ed. Masson, p. 177).
En affirmant, après avoir exposé les expériences qui y ont conduit, l’analogie entre un phénomène vital aussi important que la respiration et le phénomène physique de la combustion, Lavoisier a définitivement porté atteinte aux physiologies anciennes. Au lieu d’être située dans le cœur, comme le soutenaient Aristote et Descartes, la « chaleur vitale » est le résultat de la régulation, par la respiration, du corps en rapport avec le milieu externe.
Claude Bernard confirme la voie ouverte par son prédécesseur : « Les mécanismes vitaux, en tant que mécanismes, ne diffèrent pas des mécanismes non vitaux » (les Conditions de la conscience, id., p. 178).
Assigner comme but immédiat à la physiologie l’explication chimique des autres fonctions apparaît donc légitime. S’il n’est certes pas l’inventeur de la méthode expérimentale, Claude Bernard en étend les modalités, après avoir formulé le principe fondamental de sa physiologie : le corps vivant dispose d’un « milieu intérieur » stable, qu’il faut étudier comme la physique étudie le milieu externe, pour y reconnaître le même déterminisme. L’invariant réside en ceci que l’explication scientifique consiste par principe ─ selon les rigueurs fondées sur le principe de raison ─ dans la connaissance des causes efficientes.
Mais, alors que le physicien accède facilement à la mesure des conditions externes (température, pression, etc.), le physiologue accède plus difficilement au milieu interne à sonder, pénétrer, mesurer sans le détruire, même s’il s’agit dans les deux cas de « remonter à la cause prochaine des phénomènes, c’est-à-dire à leur condition physique et matérielle d’existence » (Introduction, II, p. 106).
Toutefois, une complexité plus grande que celle de la matière inerte est reconnue au vivant. Cette « complexité » tient à la nature du rapport entre les parties organiques de l’être vivant : si le physicien n’a pas à tenir compte de la nature dans son ensemble pour en étudier une manifestation particulière, le physiologue doit, au contraire, « tenir compte de l’harmonie » globale du corps, alors même qu’il cherche à pénétrer dans cet ensemble pour mettre au jour le mécanisme des parties, auxquelles il faut reconnaître trois propriétés : « physiques, chimiques et vitales » ; ce dernier terme désignant, pour l’auteur, l’ensemble des « propriétés organiques que nous n’avons pas encore pu réduire à des considérations physico-chimiques : mais, ajoute-t-il, il n’est pas douteux qu’on y arrivera un jour ».
L’harmonie propre au corps vivant réside dans la façon dont l’organisme se constitue et régit son rapport avec ses organes ; cette harmonie préside à toute création des formes vivantes, particulièrement à la formation de l’embryon à partir de l’œuf fécondé. C’est pourquoi il affirme : « la vie, c’est la création » ; celle-ci échappe à la traduction physico-chimique, laissant entrevoir avec précaution une finalité interne à l’organisme : coopération des cellules, restauration de la stabilité du milieu interne nécessaire à leur maintien en vie, régulation (Introduction, II, p. 137).
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Le processus qui voit naître la biologie et la médecine modernes se trouve donc sous-tendu par le dessein d’établir une spécificité, dessein symétrique à celui visant à délimiter une spécialité : le vivant, tout d’abord identifié au mécanique, se trouve par la suite conçu à partir des connaissances de la chimie, nouveau modèle dans le cadre duquel lui est reconnue une plus grande complexité que celle de la matière inerte.
La différence qui se marque ici entre deux ordres de matérialité n’est donc que de degrés — ce par quoi se trouve accrédité le monisme matérialiste — et la reconnaissance de l’ « harmonie » de l’organisme, en laquelle résiderait précisément sa complexité, reconduit à l’harmonie universelle postulée par les premiers physiciens et ayant fourni le cadre en lequel s’écriront les premières lois physiques.
Ce que signalent pareilles coïncidences réside bien sûr dans le caractère pro-ducteur, arraisonnant, dévoilant pour ces sciences du vivant, comme pour toute autre science expérimentale, de la méthode expérimentale fondée sur le principe de raison.
Claude Bernard n’a de cesse en effet de proclamer sa foi dans une telle méthode, laquelle, nous dit-il, a pour fin d’établir des lois à partir d’observations pro-voquées — d’une sommation, et d’un arraisonnement du corps, donc. Il insiste au demeurant sur la primauté de la théorie, laquelle, comme il le souligne, doit présider à l’élaboration du processus expérimental, orienter l’expérimentation et, du fait que celle-ci soit élaborée à partir d’observations qu’aucune loi connue ne peut (encore) expliquer, la qualifie d’ « idée préconçue » — mente concipere…
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