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cours 2009-10

:: humanisme et métaphysique (2) ::

 

 

:: supra ::

 

c. La limitation d’une zoologie

 

Même si les conceptions que nous venons d’exposer ne se situent pas déjà, faute de reconnaître une humanité universelle, dans le champ de l’humanisme, même si, par ailleurs, « loin de l’identifier à l’animal, [elles accordent certes à l’homme] une différence spécifique » (ÜdH, p. 55), il n’en demeure pas moins qu’à travers elles nous avons d’ores et déjà affaire à une prédétermination métaphysique de l’essence de l’homme.

Certes, les formules zoôn politikon et zoôn logon ekhon ont-elles un caractère palinodique — la bios politikè de l’homme et sa possession du logos en font tout autre chose, précisément, qu’un « animal » —, mais elles n’en constituent pas moins des « définitions zoologiques » (Introduction à la métaphysique, p. 149) — elles n’en déterminent pas moins l’homme en son être à partir de l’animalité, ce qui est proprement métaphysique : « la métaphysique pense l’homme à partir de l’animalitas, elle ne pense pas en direction de son humanitas » (ÜdH, p. 57).

De surcroît, « c’est dans le cadre de [ces définitions] qu’a été bâtie la conception occidentale de l’homme, tout ce qui est appelé psychologie, éthique, théorie de la connaissance et anthropologie. Depuis longtemps nous somme ballotés dans un pêle-mêle confus d’idées et de conceptions qui sont empruntées à ces disciplines » (Introduction à la métaphysique, p. 149).

Car, qu’est-ce qui au fond signale le caractère proprement métaphysique de nos savoirs qui, d’une façon ou d’une autre, font de l’homme leur affaire, sinon la profusion de leurs énoncés, sans cesse grandissante à mesure que s’accroît leur spécialisation ? Et cet empilement de connaissances spécialisées, certes produit des énoncés exacts au sujet de l’homme, mais ceux-ci n’accèdent pour autant jamais à la vérité de son être. En tant en effet que propositions métaphysiques, ces énoncés n’apprécient jamais que par « trop pauvrement » (ÜdH, p. 57) ce que le texte allemand désigne comme das Wesen des Menschen, c’est-à-dire la manière d’être propre de l’homme, dont nous reconnaîtrons plus loin qu’elle réside dans l’Ek-sistence. Ainsi, tout ce que notre culture a pu développer à titre de conceptions de l’homme, depuis la Grèce classique, s’inscrit dans le champ de la métaphysique comme « destin de l’oubli de l’être », car procédant de l’occultation fondatrice de l’être comme question et, en l’espèce, de l’occultation de l’être de l’homme, métaphysiquement appréhendé à partir de l’animalité, c’est-à-dire à partir d’une certaine interprétation (métaphysique) de la zoè et la physis (ÜdH, p. 55).

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Mais, de sorte à saisir pleinement ce qui se présente ici comme les modes d’une occultation, comme ce qui commande un oubli fondateur, encore faut-il mener à bien la tâche de la pensée, en tant qu’elle doit, sous la condition de se situer dans la perspective d’un dépassement de la métaphysique, (re)prendre en charge la question de l’être, pour questionner en propre la manière d’être de l’homme (das Wesen des Menschen‟).

Tenant à distance ses déterminations elles-mêmes métaphysiques — par lesquelles elle se trouve réduite à une fonction de la faculté intellectuelle (la raison), voire à celle d’un organe (le cerveau) —, Heidegger s’attache, notamment dans son cours de 1951-52, Was Heißt Denken ? (Qu’appelle-t-on penser ?), à saisir la pensée dans son « essence » et ce, en particulier, à partir d’un mouvement faisant retour sur la lointaine parole de Parménide : « chrè té noein té légein t’eon emmenai », « il faut penser et dire l’être de l’étant », injonction dont la traduction par « il faut » conduit à perdre l’essentiel de ce qui parle à travers le mot grec « chrè », lequel renvoie à la main main-tenant un écart, préservant une distance — entre l’étant, d’une part, et l’être, de l’autre.

L’ « essence » de la pensée réside dans la proximité par elle main-tenue auprès de ce qui donne à penser — l’être — ; ainsi conçue, la pensée se voit-elle confier ce qu’elle a à penser, c’est-à-dire ce qui est digne d’être mis en question — l’être —, en effet, « ce qui est digne d’être mis en question […] est avant tout confié à la pensée comme ce qu’elle a elle-même à-penser » (ÜdH, p. 53) ; l’ « essence » de la pensée se situe dès lors dans l’exigence d’une fidélité, au sens d’une proximité fidèlement main-tenue auprès de ce qui donne à penser, ce qui se trouve con-fié à la pensée : (la question de) l’être. Or cette garde (de l’être) qu’il incombe à l’homme de fidèlement main-tenir, en se faisant le « berger de l’être », n’est rien d’autre que la mémoire : comme l’écrit par ailleurs Heidegger, « nous nommons le rassemblement de la pensée fidèle auprès de ce qui donne à penser : la mémoire » (Qu’appelle-t-on penser ?, p. 150).

A l’encontre de l’oubli fondateur de l’être, l’exigence de la pensée comme rassemblement auprès de ce qui donne à penser commande de se situer dans la proximité rassemblante, c’est-à-dire dans la com-mémoration de ce qui a été relégué dans l’oubli : la question de l’être (die Seinsfrage). Et, soulignons-le une fois encore, ce qui demeure difficilement audible en français va au contraire de soi en allemand, où « penser » se dit denken‟ et « commémorer », gedenken‟, la mémoire se disant quant à elle das Gedächtnis‟.

Ainsi, dans cette perspective où la tâche de la pensée se trouve dégagée de ses déterminations métaphysiques, pour être au contraire entendue comme com-mémorer, au sens du main-tien fidèle d’un écart — celui constitutif de la différence ontologique — et de la proximité qui lui est afférente — celle auprès de l’être comme question —, « l’être attend toujours que l’homme se le remémore comme digne d’être pensé » (ÜdH, p. 53, nous soulignons).

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C’est sous la condition d’une fidélité à l’égard de l’appel de l’être (ce qui donne à penser), fidélité en laquelle réside donc l’ « essence » même de la pensée, à laquelle il incombe de main-tenir la question de l’être à titre de question et, donc, l’écart constitutif de la différence ontologique (entre l’être et l’étant), c’est sous une telle condition que se peut mesurer l’occultation, l’oubli dont procèdent les déterminations zoologiques de (l’être de) l’homme, c’est-à-dire leur caractère intrinsèquement métaphysique.

De telles déterminations qui posent l’homme comme « zoôn », peuvent alors être comprises comme «  [reposant] nécessairement sur une interprétation de l’étant comme zoè et physis » (ÜdH, p. 55), c’est-à-dire sur une détermination de la physis comme « ordre du vivant », celle-ci cessant de ce fait d’être pleinement entendue au sens originaire de ce qui vient à l’être de soi-même, de l’être comme poièsis « au sens le plus haut » (Essais et conférences, pp. 16-17). Car la poièsis est aletheia, dévoilement, décèlement, et l’être se manifeste à travers elle du même mouvement qu’il se retire : en ce sens précis, Heidegger proposera de traduire la « physis » dont il est question, par exemple, dans le fragment d’Héraclite « physis kryptesthaï philei » par « l’être » : « l’être aime se retirer ». Telle est sans doute la signification originaire, c’est-à-dire non encore métaphysiquement prédéterminée, de la physis, ce qu’attestent au demeurant ces « traités » présocratiques intitulés « peri physeos », où se déploie un questionnement sur l’être ; or, c’est précisément cette signification originaire de la physis qui se trouvera occultée par sa détermination métaphysique comme zoè, comme « ordre du vivant ».

Dans le cadre, au contraire donc, de cette interprétation de la physis comme zoè, comme « ordre du vivant », il devient inévitable que l’homme se trouve lui-même interprété en son être comme un zoôn, un animal, c’est-à-dire, plus précisément, « un vivant parmi d’autres » (vivants) et, de ce fait, « [situé] à l’intérieur de l’étant comme un étant parmi d’autres » (ÜdH, p. 55).

Mais, ce faisant, n’apprécie-t-on pas par « trop pauvrement » la manière d’être propre de l’homme (das Wesen des Menschen‟) ? Ne passe-t-on pas à côté de ce qu’est cet être propre ? L’homme à travers la compréhension de lui-même comme « vivant parmi les vivants », comme « étant parmi les étants », ne se fait-il pas sourd à ce qui, à travers le déploiement de son être est appel de l’être lui-même ?

 

 

2. L’avènement de la subjectivité

 

            a. Le destin du logos

 

Ces questions, nous les laisserons pour l’instant partiellement en suspens, afin de prendre toute la mesure, dans un premier temps, de la fécondité inhérente à la conception zoologique, c’est-à-dire d’ores et déjà métaphysique, de l’homme.

Dans la détermination aristotélicienne de l’homme comme zoôn logon ekhon s’enracine en effet la conception qui prévaudra par la suite ─ dans la Scolastique, mais, surtout, à l’époque moderne, où elle culminera ─, de l’homme comme animal rationale, c’est-à-dire comme « animal » possédant la ratio, la raison, dont l’essence, par conséquent, réside dans la possession d’une telle potentialité, d’une telle faculté, ratio traduisant en latin le grec logos.

Or, par le biais d’une telle traduction-interprétation du logos comme ratio, comme raison, se trouvera d’une part perdue la dimension essentiellement politique de l’homme, dont il a été montré qu’elle était reconnue chez les Grecs comme intrinsèquement liée à sa possession du logos (1); d’autre part, le logos, compris comme ratio, cessera d’être entendu comme « parole », ce qui constituait pourtant son premier sens grec, pour en venir à n’être plus guère reconnu que comme faculté intellectuelle (2).

(1) Concernant le premier point, sans doute est-on fondé à voir dans l’ouverture in(dé)finie de la sphère d’existence de l’homme, corollaire de l’affirmation d’une humanité universelle, acte de naissance de l’humanisme, dont nous avons situé l’origine chez Saint Paul, c’est-à-dire dans le premier Christianisme, ce qui conduira au ravalement de son essence politique au rang de mode subalterne et, pour tout dire, contingent d’existence : l’essence (politique) de l’homme résidait en effet dans son appartenance essentielle à la polis comme totalité autarcique (Politique, 1252b), c’est-à-dire dans son enracinement essentiel en un lieu, lequel se définissait par ses limites et, partant, par ce qui l’opposait au « dehors » ─ et l’on sait quels prolongements trouvait cet enracinement au niveau de l’existence concrète de l’ « homme » grec, à travers, notamment, la suspicion dont il entourait l’apatride ou l’effroi que suscitait en lui la perspective du bannissement ─ ; or, lorsque, sous l’impulsion du premier Christianisme, les différences sur lesquelles se fondaient cette appartenance et cet enracinement se trouvent niées ou, du moins, donc, reléguées à un rang subalterne, au profit de l’affirmation d’une humanité universelle, du même mouvement se trouvent produites les conditions pour que devienne inaudible ce que les Grecs concevaient comme leur « appartenance politique fondamentale » ─ être homme au sens où c’est, fondamentalement, ne plus appartenir qu’à cet ensemble indé-fini ─ sans limite ─ qu’est l’ « humanité », c’est ne plus appartenir à aucun lieu, ne plus être de nulle part, c’est ne plus se trouver qu’irrémédiablement voué au déracinement, à l’errance généralisée, à ce que la Lettre sur l’humanisme désigne comme notre « absence de patrie » (ÜdH , p. 103), déracinement qui, sous l’impulsion de la technique et du « marché mondial » (Holzwege, p. 350 sq) qui en est le corollaire, se trouvera, à l’époque contemporaine, redoublé.

Cette fin du « politique », se trouve donc préfigurée dans la socialitas romaine, laquelle marque déjà une déchéance de ce que les Grecs concevaient comme « politique » ─ et la socialitas se situe déjà et symptomatiquement dans l’horizon d’un « empire », c’est-à-dire dans celui, pour l’homme, d’une inassignation fondamentale ─ ; elle se prolongera et parviendra à son parachèvement dans la figure moderne du « citoyen du monde », laquelle signale la dissolution de toute appartenance politique, et du « politique » lui-même (voir Politique et cosmopolitisme, 2003).

 

(2) Concernant à présent le second point, soit l’occultation, du fait de sa traduction latine par « ratio », de ce que disait le terme grec logos ─ et ce mot était des plus riches en significations ─, occultation qui, en tant qu’elle concerne la façon de dire ce qu’est l’homme, accentue la pente d’un « déclin » en redoublant l’oubli de sa « manière d’être propre », il convient tout d’abord de revenir sur les enjeux d’un partage.

Doit être en premier lieu questionné le fait majeur que constitue la forme en laquelle s’écrivent ces textes inaugurant la « philosophie » et, au-delà, l’ensemble de nos savoirs. Si « Socrate [est] celui qui n’écrit pas » (Nietzsche), la pensée de Platon, comme on sait, pour l’essentiel (à l’exception très minoritaire des « lettres) se déploie pour sa part dans le cadre de dialogues (écrits), transcriptions d’échanges de propos (dia-logoi) (réels ou imaginaires), c’est-à-dire en une forme en quelques sortes intermédiaire (ou mixte) entre l’écriture (grammè) et la parole vive, l’oralité (phonè). Sans prétendre revenir ici sur ce qui motive une telle forme ─ le discrédit qu’on fait peser sur l’écriture tenue pour inadéquate à la fin qu’on se propose alors d’atteindre ─, ni sur ce qu’il y a là de profondément décisif quant à la tradition ─ phonocentrique, logocentrique… ─ qui se trouve inaugurée à partir d’un tel discrédit, points pourtant essentiels et largement questionnés comme tels par Derrida, je voudrais plutôt considérer l’interprétation très particulière du logos qui est en jeu à travers l’advenue d’une telle forme.

Tout d’abord, l’ « échange de propos », le dia-logue (dialogos, mais le terme est d’un emploi rare chez Platon), le dia-loguer (« dialegesthai », terme dont les occurrences sont beaucoup plus nombreuses) constitue ce « partage des voix » en lequel se déploie un certain type de logos répondant à un autre partage, sans doute plus fondamental, qui se trouve par là consacré, consécration impliquant un profond bouleversement au sein de la culture grecque : celui entre deux types de paroles, l’une ─ le logos ─ se déprenant de l’autre ─ le mythos ─ et s’affirmant du même mouvement comme l’unique élément où la quête (dia-logique) de la vérité peut effectivement se déployer. Ainsi passe-t-on, pour reprendre les termes de J.-P. Vernant, d’une culture mythico-épique ─ la culture grecque « archaïque » ─ à une culture logico-géométrique ─ la culture grecque « classique ».

En ces rares textes présocratiques légués par la tradition, au contraire, les deux registres ─ le « logique » et le « mythique » ─ se trouvent en effet, pour ainsi le dire, imbriqués et confondus : la dimension mythico-épique des fragments de Parménide, par exemple, n’exclut aucunement qu’y soient désignées et enseignées les voies menant à la « vérité ».

Avec Platon, au contraire, donc, une rupture se trouve provoquée entre les deux registres, au point que la tradition ainsi inaugurée ─ celle qui commencera alors à se désigner comme « philosophie » et, au-delà, inclura l’ensemble de nos savoirs ─, ne reconnaîtra plus guère que le mode « logique » comme cet ordre du discours susceptible de satisfaire à l’exigence primordiale de dire le vrai.

Certes, Platon demeure un « amateur paradoxal de mythes », pour reprendre la formule de M. Dixsaut, puisque les mythes abondent dans les dialogues, mais, d’une part, les deux registres ─ le logique et le mythique ─  se trouvent absolument distingués et, de l’autre, ce n’est plus guère que le premier, à l’exclusion de l’autre, qui se trouve reconnu comme élément de la recherche du vrai. L’ordre « logique » du discours étant revendiqué comme seul élément du vrai, Platon n’aura en fait de cesse de jeter le discrédit sur les mythes, et cela des premiers dialogues jusqu’aux plus tardifs. Dans l’Ion, par exemple, se trouve condamné l’art du rhapsode et, à travers lui, la poésie mythico-épique d’Homère, sous le double motif que ce qui en elle parle ne se fonde sur aucun savoir véritable, ne relève d’aucune « science », ne délivre aucune vérité, et du fait par ailleurs qu’elle procède de cet état d’ « enthousiasme », de « possession par le dieu qui inspire », qui s’insinue en l’âme humaine au point d’en prendre possession, était si contraire à la sôphrosynè, à la « maîtrise de soi ». Un dialogue plus tardif tel le Phèdre appellera, quant à lui, à la pure et simple « mise en congé » des mythes, à leur pure et simple révocation…

Le « mythos » en effet, en tant que « parole parlante », c’est-à-dire où le sens est à lui-même sa propre fin, en tant qu’il relève du récit, procède à l’exaltation héroïco-épique, et se signale par la profusion des métaphores, soit par sa prolixité et son équivocité, est tout autre chose qu’un moyen en vue de la vérité, laquelle se trouvera précisément conçue, à partir de Platon, comme extériorité à l’égard de ce qui parle. Seul au contraire un type épuré de discours, fondé sur la brièveté (brachy-logos) de la définition générale, sur le strict partage des paroles (dia-logos), sur l’exigence de concaténations logiques rigoureuses… ─ le logos, donc ─ sera dès lors considéré comme moyen adéquat à la saisie du vrai.

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Pour autant, cette forclusion du mythos, si elle jette d’ores et déjà les bases à partir desquelles le logos et ses rigueurs s’affirmeront dans leur spécificité, ne suffit pas à épuiser la polysémie du terme « logos », épuisement dont procèdera pourtant son interprétation ultime comme « ratio ».

Le mot « logos », en effet, semble primitivement avoir eu de nombreuses significations. Si l’on en considère les occurrences homériques, le verbe « legein » pouvait tout autant signifier « cueillir », « recueillir », « rassembler » qu’ « énumérer » ou que « discourir », « parler », voire « bavarder ». « Logos » semble donc avoir primitivement renvoyé à l’acte d’un rassemblement, d’un recueil, mais aussi à la pratique de l’énumération, et encore ─ et tel est donc le sens qui s’est imposé ─ au discours, à la parole.

Or, pareille polysémie ouvre cet espace en lequel vont se déployer et s’affronter une pluralité d’interprétations (de logos, de legein), où vont donc trouver lieu ces conflits d’interprétations, en lesquels va s’écrire le destin de la métaphysique occidentale : de tels conflits se résoudront par le triomphe d’une certaine interprétation du « logos », laquelle en viendra à s’imposer au détriment des autres, ce que ces dernières auparavant entendaient se trouvant de ce fait occulté, relégué dans l’oubli.

En premier lieu, si « logos » se trouvera principalement entendu à l’époque classique comme « parole » et « discours », ce sera toujours essentiellement comme « parole rassemblante », comme parole opérant un « recueil », et nullement comme une parole se dispersant en énumérations et pouvant ainsi être tenue pour vain bavardage : le sens primitif du verbe « legein », « rassembler », « re-cueillir », continuera de travailler en creux, pour ainsi le dire, le destin métaphysique du logos en en produisant l’interprétation qui s’imposera à l’exclusive des autres.

C’est pourquoi la conception socrato-platonicienne du logos reposera fondamentalement, comme j’y avais insisté (voir Questionner, cheminer, penser – I.4. « L’encerclement des significations »), sur l’exigence de la définition générale, imposant par là une pratique du discours n’allant manifestement pas de soi au moment historique où les dialogues socratiques apparaissent, ce dont témoignent les efforts réitérés de Socrate visant à soumettre ses interlocuteurs à une telle exigence, alors que leur premier réflexe les porte au contraire à se livrer à des énumérations.

La définition générale se situe en effet en rupture avec une ancienne pratique de la « définition » qu’attestent certains textes, définition par énumération qui, au contraire de l’acte rassemblant par lequel se constitue la définition générale et que dira ultérieurement le mot « con-cept » (Begriff, en allemand), consiste, à travers l’énumération, en une adhésion du « discours » au foisonnement du particulier, sans prétendre nullement le résorber dans l’unité du propre, dans l’unité d’une « essence ».

Or, cette dispersion, dont nous avions pu par ailleurs mesurer qu’elle impliquait cette fluctuation des significations, ressort de l’art sophistique du simplement vraisemblable (ibid.), se trouvant récusée, l’énoncé rassemblant de la définition (générale), de par sa brièveté (brachy-logos) et sa forme taxinomique résultant de son mode dichotomique de production, se fera espace d’adéquation théorétique avec les Idées, « réalités essentielles » et, à ce titre, condition du vrai.

Ce qui est en jeu ici est une réduction du logos d’ores et déjà conçu dans un rapport de double extériorité ─ extériorité vis-à-vis du noein, du penser, d’une part, et, de l’autre, extériorité vis-à-vis de la « réalité » en soi, c’est-à-dire de ces étants que l’axio-ontologie platonicienne situe au « plus haut degré de l’être » ─, réduction advenant sur fond de détermination métaphysique de l’être de l’étant comme « archi-réalisme » des Idées. (C’est cet « ontologocentrisme » que je m’attachais à déconstruire dans mon cours de l’an passé : Dire, penser, être).

L’invention socratique de la définition générale, en laquelle sans doute est-on fondé à voir le véritable acte de naissance de la « philosophie » et, au-delà, de l’ensemble de nos savoirs, invention qu’il importe toujours de référer par ailleurs à l’hégémonie de la géométrie dans l’ordre de l’épistèmè grecque, tant l’acte de définir constitue une opération topique et se trouve conçu comme telle, doit donc bel et bien être saisie à titre de ce par quoi le logos s’auto-affirme comme discours en vue du vrai.

Et, cette interprétation du logos comme parole accomplissant la fonction d’un recueil, en premier lieu à travers la définition générale, en vue de la saisie théorétique de ces étants supérieurs que sont les Idées, parvient à sa pleine effectuation dans l’ordre de la forme dia-logique, dans la forme du dialogue.

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Pour autant, la forme dia-logique ou « dialectique », comme l’usage voudra qu’elle soit désignée, s’expose à une critique radicale qu’Aristote conduira : si les interlocuteurs du dialogue reconnaissent qu’ils ont atteint la vérité à ce qu’ils parviennent à des points d’accord, comme l’affirme explicitement le Gorgias ─ l’accord entre interlocuteurs se trouve alors posé comme critère du vrai ─, rien n’empêche qu’ils se trouvent pourtant dans une commune illusion concernant le vrai.

Chez Aristote, la dialectique socrato-platoncienne se trouve pour cette raison discréditée, car reconnue comme n’étant qu’une logique de l’apparence (de la vérité), et non une logique du vrai. Et ce sens, en quelques sortes négatif que prend alors le terme « dialectique », résonnera encore chez Kant qui, dans la « Dialectique transcendantale » (Critique de la raison pure), inventorie les « raisonnements dialectiques » de la raison, c’est-à-dire les « paralogismes » dans lesquels elle se trouve conduite lorsqu’elle étend abusivement et illégitimement son usage, qu’elle s’octroie des pouvoirs qu’elle ne saurait pourtant détenir ni, par conséquent, exercer.

Se comprend aussi que¸ sur fond de critique de la démarche dialogique (de la dialectique socrato-platonicienne), l’investigation inaugurée par Aristote en direction des conditions formelles de la vérité, en tant que cette dernière ─ sous certaines conditions, donc ─ réside dans l’énoncé rassemblant (accouplant un prédicat à un sujet) qu’est le  jugement, se trouve désignée comme « logique », science fondamentale, car organon » de tout savoir, de toute science.

Avec Aristote en effet, le logos se trouve interprété comme se déployant dans l’énoncé qu’est le jugement (vrai) ; et l’on passe de ce fait de la pratique socrato-platonicienne du logos comme dialogue à la recherche (logique) des conditions formelles de la vérité, en tant que celle-ci est dite dans le « jugement ».

En effet, outre qu’elle sollicite le verbe « être » comme remplissant la fonction de copule, la dimension recueillante du logos parvient à son plein accomplissement dans le jugement (vrai) en tant qu’il prédique d’un sujet, et ce du fait de la « fonction logique » assurée par l’hypokeimenon, le sujet du jugement ─ le « sujet logique » ─, littéralement « ce qui se tient dessous » et se fait instance recueillante.

A partir du verbe «être », réduit en l’occurrence à la fonction de copule du jugement, vont pouvoir être prédiqués des attributs, c’est-à-dire rattachés des prédicats au sujet (ce dont le logos comme jugement parle). On nomme « catégories » les types universels de prédicats possibles, le terme katègoria, de kata-(de haut en bas) et agoreuein (poser, étaler) désignant ce que le logos-jugement « dépose sur » ce dont il est parlé par lui, c’est-à-dire l’hypokeimenon, le sujet du jugement, l’instance recueillante se tenant-là-dessous prêt à recueillir ce dont le jugement en prédique.

Or, à partir d’un logos à présent entendu comme jugement trouvant la possibilité même de ce qu’il énonce dans la fonction recueillante remplie par son sujet, se prépare la traduction de logos par ratio, si décisive pour le destin des conceptions de l’homme. En effet, le verbe latin reor signifiait primitivement « tenir quelque chose pour quelque chose et le présenter comme tel », ce qui est bien le cas du sujet dans le jugement : le logos-jugement tient ce dont il parle ─ le sujet ─ pour le ceci  ou cela qu’il en prédique (« le ciel est bleu » tient « le ciel » ─ sujet ─ pour « bleu » ─ prédicat ─, et le présente comme tel). Et, comme au verbe reor correspond le substantif ratio, se trouvera ultérieurement désigné par ce terme le pouvoir logique exercé par l’homme de former des jugements, de présenter à travers ces jugements les choses en leur attribuant ceci ou cela, tel ou tel prédicat.

La ratio, la raison devient alors ce pouvoir logique de former des jugements, jugements dans lesquels se trouvent énoncées des vérités, des connaissances, en rendant compte des choses (dont il est parlé dans le jugement) par l’attribution de tel ou tel prédicat : la raison devient un pouvoir, une potentialité, une faculté (intellectuelle), en la possession de laquelle se trouvera reconnu le propre de l’homme. Et l’on passe ainsi de la conception grecque de l’homme zoôn logon ekhon à la conception de l’homme comme animal rationale, comme animal possédant la raison.

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Mais, le destin du logos, interprété comme ratio, ne s’interrompra pas dans la reconnaissance en l’homme d’un tel propre, d’une telle nature rationnelle ; il se prolongera à l’époque classique, particulièrement à partir des Vingt-quatre thèses métaphysiques de Leibniz, dans la position du principe de raison (princeps rationis), procédant d’une autre interprétation, celle de l’aition des Grecs comme causa. La « raison » comme faculté intellectuelle et essence de l’homme trouvera alors en l’étant ci-devant (ob-jectivement) déterminé en son être comme ordre des « raisons », comme de part en part régi par la causalité, le cadre de son plein accomplissement, le miroir de sa propre « rationalité », aussi bien connaissante (tout connaissance objective sera dès lors explication causale) que technique (l’emprise de la technique moderne sur l’étant résidant dans un arraisonnement généralisé).

En effet, le principe selon lequel « Nihil est sine ratione », lequel ouvre donc la voie à une conception de la « nature », au sens que ce terme avait alors, c’est-à-dire de l’étant (dans sa totalité) comme ordre des « raisons », des causes, requerra une nouvelle détermination de l’être de l’homme ─ comme sujet ─, en impliquant le transfert de la fonction du sujet logique vers le sujet humain (l’hypokeimenon devient « subjectum » logique, puis « subjectum » humain) : le « sujet » sera alors cette nouvelle désignation de l’homme, contemporaine de l’avènement de la science expérimentale, qui ne se contentera pas d’en exprimer l’essence, comme se fut auparavant longtemps le cas (animal rationale), mais lui reconnaîtra cette fonction logique de rassembler, le définira par le pouvoir fondamental d’assurer un recueil, de main-tenir une unité, parmi la pluralité de nos affections sensibles et de nos représentations, en tant qu’elles sont fondamentalement liées selon ce qui est dis-posé par le principe, c’est-à-dire causalement.

Pareille conception impliquera en premier lieu que soit recherché ce qui, indépendamment de tout accident, définit substantiellement l’homme, et conduira à cette conception de l’homme comme sujet, c’est-à-dire comme substance pensanteego autem substantia », nous dira Descartes dans la troisième Méditation métaphysique) à laquelle sera reconnue cette fonction recueillante auparavant située dans le sujet logique.

 

     b. Le pli du « je pense »

 

Je propose dans ce qui suit une présentation, pour l’essentiel littérale, des deux premières Méditations métaphysiques de Descartes, texte que nous élisons à titre de seconde œuvre de l’année.

 

L’enjeu des Méditations métaphysiques réside dans le dessein de refonder le savoir, ainsi que le signale le titre latin de l’œuvre, beaucoup plus explicite de ce point de vue que le titre français : « Meditationes de prima philosophia », où « philosophia » doit être entendue au sens général de « savoir » — il s’agit donc de « méditations » sur les fondements du savoir.

Afin de mesurer l’enjeu de pareille refondation du savoir, il importe de prendre la mesure d’une situation de crise : à l’époque de Descartes, la physique « classique », qu’on désignait par le terme de « mécanisme », et dont Descartes fut d’ailleurs l’un des pionniers, est en train de naître, mais subsistent encore les anciennes représentations du monde développées tout le Moyen Âge durant par le post-aristotélisme.

Or, la perspective d’un philosophe comme Descartes est bel et bien qu’il faut en finir avec ces anciennes représentations et favoriser l’avènement d’un nouveau savoir, d’une nouvelle « philosophie » fondée sur la seule raison, c’est-à-dire sur la subjectivité posée comme souveraine dans son entreprise visant à connaître un monde, posé par ailleurs comme de part en part intelligible.

C’est pourquoi, cette refondation du savoir annonce le triomphe sans partage du sujet, désignation proprement moderne de l’homme, triomphe que le siècle de Descartes prépare : le sujet, lequel est déjà bien davantage que l’« animal » doué de raison, puisque le désignant ainsi on ne reconnaît pas seulement à l’homme une nature, mais bien une fonction, celle d’un recueil, devient bel et bien souverain.  Et c’est en puisant dans le propre fonds de sa subjectivité que le sujet va se révéler en mesure de refonder la totalité du savoir, comme nous allons le voir.

*

La première Méditation, intitulée « Des choses que l’on peut révoquer en doute », expose une suspicion généralisée, qui porte à la fois sur ce que nous tenons pour vrai et sur ce que nous tenons pour réel.

Parmi toutes nos connaissances, tout ce que nous tenons pour des vérités, il est inévitable, souligne Descartes, que certaines ne soient que des pseudo-connaissances, des pseudo-vérités (pseudos, en grec, signifie « faux », mais renvoie par ailleurs aux faux-semblants). En d’autres termes, il est inévitable qu’à propos de certaines choses, nous croyions savoir, alors qu’en réalité nous nous méprenons, c’est-à-dire que nous ne possédions pas une véritable connaissance de ces choses, mais que nous soyons, à leur propos, dans l’illusion (intellectuelle) de les connaître. L’argument mobilisé par Descartes en faveur de cette première suspicion est celui des erreurs transmises par ses maîtres, lors même qu’ils prétendaient pourtant lui enseigner la vérité (voir mon cours de 1998, Les Figures de la maîtrise).

Mais, ce qui se trouve tout autant frappé de suspicion, c’est que l’on puisse tenir inconditionnellement ce que nos sens nous enseignent comme étant la réalité pour la réalité elle-même. Car, la remarque est banale et s’impose avec évidence : nos sens nous trompent parfois (nous sommes alors victimes d’illusions sensibles), sans que nous sachions pourtant nécessairement que tel est le cas, ce qui constitue une raison légitime de suspecter que ce qu’ils nous manifestent comme étant la réalité ne le soit pas nécessairement. Cet argument se trouve redoublé par la référence au rêve, qui nous conduit à tenir pour réalités ce qui ne relève pourtant que de productions oniriques.

Ainsi présenté ce qui se trouve, dans les Méditations métaphysiques, objet de suspicion, la question se pose de savoir comment la raison, dans son exigence de vérité, peut-elle  accomplir un progrès en levant cette suspicion et en s’assurant de vraies connaissances.

Sans doute pourrait-on penser qu’elle pourrait considérer une à une chacune de nos connaissances, pour se demander à propos de chacune d’entre elles si elle peut être vérifiée ou doit être réfutée, mais, dans la mesure où nous possédons tous d’innombrables connaissances, où la somme des connaissances humaines est indénombrable, ce serait bien entendu un « travail infini », comme le souligne expressément Descartes.

Ainsi se trouve pleinement justifié que soit pratiquée cette refondation du savoir, geste radical, dont le sens est rendu particulièrement clair par la comparaison avec l’édifice, métaphore traditionnelle du savoir envisagé dans sa totalité : de même que, lorsque la construction d’un édifice est défectueuse, lorsque chaque partie en est branlante, mieux vaut le raser, pour le reconstruire intégralement à partir de fondations saines, de même et du fait que le savoir, ainsi qu’il nous a été demandé de le suspecter, est comparable à un tel édifice, s’agit-il de cesser d’apporter le moindre crédit à tout ce que nous tenions jusque-là pour vrai, afin de « reconstruire » le savoir dans sa totalité, à partir de fondements bien assurés.

Mais quelle forme revêt, dans la première Méditation, cette entreprise de refondation du savoir ?

Ces pages sont parmi les plus célèbres de l’histoire de la philosophie, particulièrement pour nous autres, français : il s’agit, nous est-il demandé, de pratiquer un doute généralisé, s’appliquant sans exception à tout ce que nous tenons pour vrai et à tout ce que nous tenons pour réel, doute radical, « hyperbolique », donc, mais doute « méthodique », c’est-à-dire devant trouver une issue et, donc, un terme.

Ce doute cartésien n’a rien en effet à voir, soulignons le, avec le doute des Sceptiques, lequel ne prétend nullement constituer une voie vers la vérité, contrairement à celui de Descartes, mais se légitime en tant que tel.

L’ « application de l’esprit » requise par l’entreprise du doute radical a bel et bien pour finalité la recherche  de la vérité, ce que pose explicitement la deuxième Méditation, après avoir débuté par la description de l’état  psychologique résultant de la pratique du doute : « la méditation que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je les pourrai résoudre ; et comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. Je m’efforcerai néanmoins, et suivrai derechef la même voie où j’étais entré hier, en m’éloignant de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute ».

Ce vacillement de tout savoir comme de l’apparaître dans son ensemble, vacillement qu’implique la pratique du doute radical et qui se traduit par cette expérience du dénuement, de l’effondrement, de la suffocation, pour autant ne laisse pas sans appui.

Malgré la radicalité du doute, en effet, s’impose pourtant avec évidence que, quand bien même douterais-je de tout, je ne pourrais cependant pas douter que je pense. Que je pense, moi qui pratique pourtant le doute radical, est en effet statutairement indubitable, c’est-à-dire absolument certain, constitue une certitude absolue, car  pour douter il est nécessaire de penser (douter, c’est penser), si bien que, doutant de tout, je ne saurais pourtant douter que je pense.

Ainsi le « je pense », le « Cogito », dit le texte latin, qui constitue ce que l’on pourrait désigner une saisie de la pensée par elle-même (je pense et je pense que je pense, et le sais ainsi avec certitude) est-il cette première évidence, cette première certitude, cette première vérité qui, en quelques sortes, surnage au doute radical, lui échappe, car ne pouvant justement pas se trouver mis en doute.

Le « je » qui ici pense n’est évidemment que pure pensée, tout le reste de ce qui peut-être existe et me constitue peut-être par ailleurs restant toujours mis en doute, mais cette pensée dont je sais qu’elle est mienne et qu’elle pense, en ceci qu’elle se plie sur elle-même, qu’elle se rapporte à elle-même dans un rapport de pure réflexivité, me permet du même mouvement de saisir mon existence, l’existence qui est la mienne en tant que « quelque chose qui pense », en tant que « chose pensante ».

Ce célèbre enchaînement déductif (« je doute » / « je pense, donc je suis », « je suis une chose qui pense » ; « dubito » /  « cogito ergo sum », « sum res cogitans », en latin), outre qu’il pose l’homme comme sujet (pensant), en ceci que, faisant abstraction de tout ce qui n’est pas lui, il va être reconnu comme pouvant retrouver, en ne puisant qu’en son propre fonds, la totalité du savoir, préfigure par ailleurs ce qui se trouvera à la suite de Descartes (et de Kant) désigné comme « conscience » :  même si l’auteur des Médiations n’utilise que très rarement le terme, il n’en reste pas moins qu’en ce texte la conscience se trouve d’ores et déjà thématisée. En effet, cette pensée (la mienne) qui se saisit et se pense (se sait) elle-même comme pensée, en me donnant ainsi l’ « idée » de moi-même comme existant à titre de « chose pensante » renvoie à  ce qui se trouvera ultérieurement désigné comme  « conscience de soi ».

Par ailleurs, ce quelque chose qui est (à) moi, qui pense et pense qu’il pense est donc une « chose pensante », une chose qui a donc pour caractéristique de se rapporter à soi-même et d’accéder de la sorte à la certitude absolue de sa propre existence, sans qu’il lui soit besoin pour ce faire de reconnaître l’existence de quoi que ce soit d’autre. Cette chose pensante, la res cogitans, comme dit en son latin Descartes, est donc une substance : la substance pensante, c’est-à-dire l’âme.

Dans cette perspective, la pensée, la raison, l’esprit, l’âme — autant de termes à peu de choses près interchangeables, dans les Méditations — existe donc  par elle-même, est à proprement parler substance — la substance pensante, la res cogitans —, puisque tout étant se trouvant, encore en cette deuxième Méditation, mis en doute quant à son existence, il n’est nullement nécessaire pour établir celle du « je pense » de faire appel à quoi que ce soit qui ne soit pas lui. A ce propos, on  parle souvent du « solipsisme » cartésien (de solus et ipse, en latin, “seul” et “soi-même”) : tout se passe comme si le sujet, en ceci qu’il est essentiellement âme, c’est-à-dire substance existait « seul » « en soi-même ».

Dans l’épreuve fondamentale du « Cogito », le sujet humain se saisit tel qu’il est en lui-même, tel qu’il est par essence — par le pli qu’il accomplit sur lui-même, le « Cogito » en tant que pure réflexivité est saisie, « connaissance » par le sujet pensant (par l’homme) de ce qui substantiellement le définit et partant constitue son essence : la pensée, (fait de) l’âme. Et l’on comprend dès lors toute la signification du titre de cette deuxième Méditation : « de la nature de l’esprit humain, et qu’il est plus aisé à connaître que le corps ».

Nous avons là affaire à l’émergence de la conception moderne de l’homme, conception s’inscrivant de toute évidence dans l’histoire de l’humanisme et, par là, dans le destin (métaphysique) de l’oubli de l’être (de l’homme) : l’homme se trouve à présent identifié comme sujet pensant, « homme universel » dont l’essence est située dans la substance pensante. Le prétendu « tournant cartésien », dans ses présupposés comme dans ses aboutissements, pourrait bien au fond rester profondément tributaire d’une tradition de longue date inaugurée, celle, métaphysique, n’appréciant toujours et encore que par « trop pauvrement » la manière d’être propre de l’homme, en ceci qu’elle la détermine à partir de la catégorie antico-médiévale de « substance ». Cette critique (ontologique) de la conception moderne (cartésienne) de l’homme sera bien sûr reprise et développée infra.

     

         c. La géométrie des corps

 

Mais, poursuivons pour l’heure notre lecture de la deuxième Méditation en nous demandant ce qu’il en est alors de la réalité matérielle, à laquelle appartient ce corps qui lui aussi, quoique distinct de ma pensée, me constitue, de même que tout autre corps, toute autre réalité matérielle ?

A partir de ma pensée, à partir de cette pensée faisant l’épreuve d’elle-même en accomplissant ce pli sur elle-même, va se trouver, méditation après méditation, redécouvert, recréé l’ensemble de ce qui est. A cet égard, les Méditations métaphysiques ne s’apparenteraient-elles pas à ce palimpseste de la Genèse, dans l’ordre duquel le sujet souverain prendrait la place de Dieu ?

Mais, la suite de la deuxième Méditation, conformément à son titre, s’emploie au préalable à interroger, afin de la récuser, cette conviction irrésistible selon laquelle les choses matérielles, données aux sens, seraient ce qui nous est le plus distinctement connu — beaucoup mieux, croit-on, que cette pensée qui constitue notre essence.

C’est pour s’en prendre à cette conviction et parce que, par ailleurs, nous ne percevons jamais qu’un corps particulier, que Descartes déploie sa réflexion en considérant un corps en particulier : un morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche.

Lisons le texte : « il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez il rendra quelque son » — ce sont là des qualités sensibles qui permettent de le connaître directement.

Et si nous l’approchons du feu, aucune de ces qualités ne demeure intacte : cette expérience figure la variation systématique de toutes les qualités sensibles. Descartes poursuit alors : « la même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu’elle demeure et personne ne peut le nier. Qu’est-ce donc que l’on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes, ce ne peut être rien de tout ce que j’y ai remarqué par l’entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombent sous le goût, ou l’odorat, ou la vue, ou l’attouchement, ou l’ouïe se trouvent changées, et cependant la même cire demeure ».

Il ressort de tout cela que le fondement de mon jugement d’identité (le morceau de cire sous son second état est le même morceau de cire que celui que je percevais auparavant, alors que, pourtant, ses qualités sensibles sont autres) ne saurait résider dans l’expérience que je fais des qualités sensibles ; en effet, les variations d’état de la cire révèlent que la cire était, à mon insu, autre chose que ce que je croyais, à savoir un assemblage de qualités sensibles. Ainsi la cire elle-même ne peut être que le substrat de ces qualités sensibles, c’est-à-dire ce qui résiste à la variation tout en étant capable de variations. La cire en elle-même n’est donc pas un assemblage de qualités sensibles, mais, au contraire, « un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d’autres ».

Or, la question à laquelle il nous faut à présent répondre, avec Descartes, est celle de savoir comment il m’est possible d’accéder à un tel corps, susceptible d’avoir une infinité de formes et, plus précisément encore, où se fonde mon jugement d’identité qui me permet de savoir que j’ai toujours affaire au même morceau de cire, malgré les variations de ses qualités sensibles ?

Cela nous conduit à conclure avec Descartes que « [la] perception [de la cire], ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit, n’est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l’a jamais été, quoiqu’il le semblât auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit ».

En effet, le jugement d’identité que je forme et par lequel je reconnais avoir affaire au même morceau de cire ne saurait se fonder sur notre faculté sensible, laquelle ne peut guère que faire l’expérience de la diversité et des variations des qualités sensibles ; il ne saurait non plus être le fait de l’imagination, dans la mesure où celle-ci se révèle de par sa nature propre incapable de se représenter l’infinité des changements possibles ; il ne peut relever que de l’entendement — la pensée au sens strict —, lequel seul a le pouvoir de connaître l’essence de ce corps, c’est-à-dire l’étendue qui demeure identique tout en devenant chacune de ces formes — et il va falloir nous attacher à comprendre ce qu’est l’étendue, cette autre substance : la « res extensa ».

Mais auparavant sans doute faut-il, car cela peut en faciliter la compréhension, souligner en quelle mesure une telle conception de la perception est profondément tributaire du primat de la vue sur les autres sens : le terme même d’ « in-spection » (d’in-spectare : specto, āre, āvi, ātum: verbe latin signifiant « regarder attentivement », « examiner », « contempler », « voir ») renvoie au « regard » — plus exactement, à cette pénétration du regard qui atteint le « fond » — le fonds — des choses, jusqu’à en saisir la sub-stance.

A ce point apparaît l’appartenance des conceptions cartésiennes à la longue tradition reconduisant, à de menues déclinaisons près, le principe d’une hiérarchie proprement occidentale (hellénico-chrétienne, car son origine surgit du croisement des deux corpus de textes) des sens, qui dès sa première présentation — platonicienne — procède à l’affirmation de la supériorité ontologique du regard. Le regard, en effet, est ce qui par excellence assure « l’être », c’est-à-dire les frontières, car ainsi l’être est-il platoniciennement conçu. Ainsi se comprend et se justifie, a contrario, le caractère incertain de l’ouïe, car les frontières ne sont pas fermement assurée par l’oreille, ni par l’extrême fragilité de l’odorat et du toucher qui ne peuvent correspondre qu’à des plaisirs douteux et des reconnaissances particulièrement fragiles. Une telle hiérarchie est présentée dans l’Hippias majeur.

Une autre présentation de la hiérarchie des sens, kantienne celle-ci, conduit également à privilégier le sens « noble » qui correspond aux formes a priori de l’ « Esthétique transcendantale » : si la donation de l’étant s’effectue toujours dans l’espace et le temps, le toucher, l’odorat, l’ouïe et le goût deviennent quant à eux négligeables et ne peuvent permettre aucun accès réel aux choses.

Nietzsche, dont la première grande œuvre, La Naissance de la tragédie, procède à la réhabilitation de la tradition dionysiaque, contre Apollon — Dionysos est le dieu nocturne, par excellence, celui des sous-sols, où aucune frontière n’est visible, tandis qu’à l’opposé Apollon est le dieu des formes, des frontières qui se donnent à saisir en pleine clarté — reviendra à plusieurs reprises sur les limites d’une telle présentation kantienne de la donation de l’étant, en ironisant sur la méconnaissance kantienne du toucher.

 

La conception profondément intellectualiste de la perception qui se rencontre chez Descartes se comprend mieux référée à cette tradition : concevant notre accès essentiel aux choses dans le cadre du modèle de la « vision », laquelle suppose toujours la distance entre celui qui voit et ce qui est vu, considérant que voir a toujours au fond un rapport avec savoir, il ramène sensation et perception à la pensée. La sensation est déjà de nature intellectuelle, constitue déjà une intellection, imparfaite et confuse, certes, mais elle est pourtant déjà de nature intellectuelle. Certes, la sensation n’est rien de positif, elle ne délivre aucun moment véritable de l’objet ; elle n’exprime en définitive que le fait que, l’entendement humain se trouvant uni à un corps sensible, nous percevons l’objet selon la relation de notre corps à lui — tel qu’il est pour nous et non en soi, si nous voulons —, mais en tant que la sensation est constitutive de la perception d’un objet, elle est déjà une intellection.

Cependant, c’est la perception qui constitue l’intellection en tant que telle, puisqu’elle est perception d’un objet, c’est-à-dire de ce qui demeure le même par-delà les variations sensibles, l’objet ne se réduisant pas, comme nous y avons insisté, à un assemblage de qualités sensibles, mais se définissant au contraire comme une unité pensable.

A ce propos, il importe de souligner la distinction conceptuelle entre sensation et perception : la perception est l’acte par lequel le sujet s’oppose un objet comme distinct de lui, réel et actuellement connu par lui ; la sensation est, quant à elle, l’effet produit par un objet sur la sensibilité et ne suppose donc nullement que cet objet soit préalablement perçu comme objet. En d’autres termes, l’épreuve sensible que fait un sujet ne requiert aucunement une activité de celui-ci, à la différence de la perception qui est un acte.

 

Mais, si la perception constitue, au fond, un acte intellectuel qui saisit ce qu’est, en son fonds, c’est-à-dire substantiellement, tout corps, il s’agit à présent de chercher à mieux comprendre ce qu’est cette (substance) étendue, la res extensa, essence de toute chose matérielle. Celle-ci est donc l’essence même des choses matérielles, l’attribut essentiel de la matière, ce qui revient à reconnaître que les choses matérielles sont d’essence purement géométrique. Toute chose, hormis la pensée (et Dieu), qu’il s’agisse de mon corps ou des choses du monde, prises substantiellement,  relèvent donc de l’ « espace », en tant que celui-ci constitue le système de toutes les localisations possibles, en tant donc qu’espace purement géométrique — non en lui-même matière, mais substrat de la matière.

 

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