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cours 2009-10

:: le bois et le souffle ::

 

Le bois et le souffle

 

A l’occasion de la lecture du Phédon (66b-67a), nous avons donc rencontré chez Platon un dualisme strict de l’âme et du corps ─ relevant chacun de deux ordres de « réalités » hétérogènes : d’une part l’âme (psychè), réalité spirituelle ; d’autre part, le corps (soma), réalité matérielle

Nous avons là affaire à une position s’inscrivant dans le cadre du débat consistant à déterminer si tout ce qui est (l’étant) serait matière (= monisme matérialiste) ou si l’étant se diviserait en deux types de réalité (réalités spirituelles / réalités matérielles) (= dualisme spiritualiste – position platonicienne, donc). (A prendre les choses absolument, il y aurait place pour une troisième position, celle tendant vers l’immatérialisme et, donc, vers un monisme spiritualiste, position marginale qu’on se bornera à signaler).

Nous chercherons, dans ce qui suit, à établir les liens de dépendance réciproque, d’une part, entre le rationalisme, le spiritualisme et l’intellectualisme et, d’autre part, entre l’empirisme, le matérialisme et le nominalisme, en soulignant par ailleurs le caractère antithétique de ces deux séries.

Mais, sans doute devrons-nous alors, dans une perspective ontologique qu’ouvrira une approche phénoménologique du problème (« l’ontologie n’est possible que comme phénoménologie », Sein und Zeit), renvoyer dos à dos chacune des deux séries antithétiques en adoptant un point de vue plus fondamental eu égard à ce qui les oppose, de sorte à souligner ce qu’elles ont au fond en commun : l’une comme l’autre se déterminent à partir de la différence matière-esprit (corps-âme). Or, il se pourrait que cette différence, en tant que différence proprement métaphysique, repose sur un oubli qui la rende possible et qui, sous la condition que mesure en soit prise, permettra un renouvellement du problème et une conversion du regard de longue tradition porté sur les choses.

 

Trajet :

I. Spiritualisme – rationalisme – intellectualisme

II. Matérialisme – empirisme – nominalisme

III. Critique : – du matérialisme

a. examen de la prétendue accréditation par les sciences du vivant

b. une position autocontradictoire

c. le matérialisme « déceptif »

- du spiritualisme : le problème de la communication des substances 

a. L’occasionalisme de Malebranche,

b. Le « parallélisme » de Spinoza,

c. La doctrine leibnizienne de l’ « harmonie préétablie »

d. L’esquisse d’un renouvellement : le schématisme transcendantal kantien

IV. En-deçà de la différence matière esprit

*

 

I. Spiritualisme, rationalisme, intellectualisme

Le Platonisme se présente comme un proto-spiritualisme. Le passage du Phédon que nous avons par exemple considéré établissait de façon éclatante ce dualisme platonicien de l’âme et du corps ; mais il s’inscrit dans le cadre plus général de ce que nous désignons comme « axio-ontologie » platonicienne.

Notre propos est ici de souligner qu’avec ce proto-spiritualisme, ce sont aussi, chez Platon, un proto-intellectualisme et un proto-rationalisme qui se mettent en place : sera ainsi mise en évidence la filiation qui relie le christianisme (« Le Platonisme dispose au Christianisme », Pascal) et, tout autant, le rationalisme classique au Platonisme.

Rapport spiritualisme-intellectualisme : 

Tout d’abord, les Idées platoniciennes sont des étants à part entière et, de surcroît, des étants se situant pour ainsi dire au sommet de la hiérarchie des étants : ils possèdent le plus haut degré d’être.

Les Idées reçoivent, dans le texte platonicien, plusieurs dénominations : l’Idée est « eidos », « idea », mais le « topos ouranos » ― habituellement traduit par « ciel des Idées » ― est plus significativement le lieu des « paradeigma » et des « archetupoi », autres désignations des Idées, lesquelles, surplombées par l’ « anhypothetikon » qu’est l’Idée du Bien (t(o)agathon), trouvent quasiment en elles-mêmes leur principe d’être.

Il y a donc, chez Platon, fort loin, certes, des idées innées du rationalisme classique, qui, elles, sont en l’âme, une préfiguration de l’intellectualisme, en tant que celui-ci reconnaît aux idées une existence autonome, séparée des choses sensibles ; on parle parfois d’un « réalisme » platonicien des Idées.

L’intellectualisme platonicien est plus accusé qu’il ne le sera dans la suite de l’histoire de la philosophie, car il ne s’y rencontre pas d’interdépendance entre les Idées et les choses, mais, au contraire, un lien de dépendance unilatéral : les Idées sont les archétypes et paradigmes des réalités sensibles.

C’est en ce sens que, dans l’introduction à la « Logique transcendantale » (Critique de la raison pure), Kant fera le grief à Platon d’avoir fait des Idées des « archétypes », c’est-à-dire d’avoir procédé à leur réification et de les avoir posées comme fin de la connaissance.

Rapport spiritualisme-intellectualisme-rationalisme : 

Il est par ailleurs justifié de voir dans le Platonisme un proto-rationalisme. Cela suppose d’interpréter le noûs, puissance supérieure de l’âme, comme « raison », fût-ce en opposition avec la traduction communément admise ─ l’usage étant de traduire noûs par « intellect » ; « raison » (ratio) traduisant quant à elle logos. Pour autant le noûs, tel que thématisé par Platon, se présente bel et bien comme la préfiguration de la « raison », en ceci qu’il est en l’homme ce qui accomplit l’activité théorique visant la connaissance et tendant du même mouvement vers l’Inconditionné, le « Bien », terme « anhypothétique ».

Nous le voyons, assumer cette interprétation du noûs platonicien autorise à voir dans le Platonisme un proto-rationalisme, conception consistant à poser la raison (connaissante) en absolu, c’est-à-dire comme pouvant (en droit) saisir, dans l’ordre de son activité théorique, l’en-soi.

*

Cette triple conception (spiritualisme-intellectualisme-rationalisme) se perpétuera à l’époque moderne dans le « rationalisme dogmatique », à l’égard duquel Kant, lequel réalise en quelques sortes la synthèse du rationalisme et de son antithèse empiriste (« Hume m’a réveillé de mon sommeil dogmatique »), prendra résolument ses distances.

A bien des égards, par exemple, le Cartésianisme constitue un Platonisme moderne, en ceci qu’il en prolonge le dualisme. Chez Descartes le dualisme spiritualisme réside dans un « écart des substances » : d’un côté, se rencontrent les choses matérielles — mon corps, de même que n’importe quel autre corps, tel le morceau de cire de la deuxième Méditation métaphysique —, lequelles relèvent de la res extensa, de la substance étendue, et sont donc étendues, matérielles, divisibles et corruptibles  ; de l’autre, l’âme, la pensée, la raison — tout cela étant peu ou prou synonyme chez Descartes —, c’est-à-dire la res cogitans, la substance pensante, quant à elle, non-étendue, immatérielle, indivisible, incorruptible (immortelle).

Même si le motif de cette opposition se compliquera, dès lors que seront à thématiser les interactions complexes des deux substances, nous avons donc, en première approche, affaire chez Descartes à une « ontologie » dualiste : deux types de réalités hétérogènes coexistent, la réalité matérielle et la réalité spirituelle.

L’intellectualisme cartésien et, au-delà, celui du rationalisme classique dans son ensemble réside dans la reconnaissance des idées innées, telle celle d’évidence, critère cartésien du vrai et, à ce titre clef-de-voûte du système du savoir.

Quant au caractère « dogmatique » du rationalisme cartésien, il réside, à la suite du Platonisme, dans  [...]

*

Après avoir exposé les relations d’interdépendance entre spiritualisme, rationalisme et intellectualisme, constante de la tradition ouverte par Platon, dans laquelle s’inscrivent les rationalistes dogmatiques de l’époque classique, tels Descartes, nous nous proposons d’exposer la solidarité de trois autres positions antithétiques : le matérialisme, l’empirisme et le nominalisme.

*

II. Matérialisme – empirisme – nominalisme

En antithèse de la philosophie de Platon, un quasi-contemporain de celui-ci, Démocrite  procède à la réduction matérialiste de toute réalité spirituelle, en quoi jette-t-il les bases de la position matérialiste ─ on parle souvent d’« atomisme » pour désigner ce proto-matérialisme, du fait qu’il repose sur l’intuition de l’atome.

Pour Démocrite, comme pour Epicure et Lucrèce, les trois principaux matérialistes de l’Antiquité, toute réalité est faite d’atomes : l’étant dans son ensemble est l’effet des associations et des dissociations des atomes, particules élémentaires, indivisibles et invisibles.

Dès les Anciens, donc, se rencontre le matérialisme qui, par nature, procède à la négation de la spiritualité de la psychè, de l’âme et, par conséquent, à celle de son immortalité : la psychè, loin d’être reconnue comme hétérogène à la matière et comme échappant à la corruption à laquelle toute chose matérielle est exposée, est elle-même d’essence matérielle.

Lucrèce : les atomes, le vide, le clinanem.

[…]

Rapport entre matérialisme et empirisme :

A l’époque moderne, c’est par l’empirisme que sera le plus nettement perpétuée la position matérialiste : si rien n’est dans l’esprit qui ne fût auparavant donné dans l’expérience sensible (« nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu »), principe de tout empirisme, et du fait par ailleurs que celle-ci ne nous met jamais en rapport qu’avec des réalités matérielles, alors toute idée, tout ce qui est dans l’esprit, ne peut en aucun être pensé comme autonome vis-à-vis de ces réalités, mais bien au contraire comme effet de celles-ci, comme produit par la matière. Et c’est bien pourquoi le matérialisme et l’empirisme sont intrinsèquement liés.

Rapport entre matérialisme, empirisme et nominalisme :

En premier lieu, la double position que nous exposons est nécessairement conduite à nier le statut, reconnu en premier lieu par Platon, des idées comme existant en soi, comme trouvant (quasiment) en elles-mêmes leur principe, leur principe d’être : nous venons de le dire, toute idée n’est que par l’expérience de la réalité matérielle qui la précède et la fait être.

Mais se pose alors à l’empirisme le problème du statut de l’universel, car des idées générales, universelles existent : c’est le cas des Idées platoniciennes, celles du Bien, du vrai, du beau, du juste…

Pour les spiritualistes ces idées existent donc en elles-mêmes : on parle parfois à propos de la philosophie de Platon d’un « réalisme » des Idées, mais, au contraire, pour les empiristes, de telles idées ne sauraient être reconnues comme existences séparées, autonomes de la réalité matérielle, ce qui contredirait le premier principe de toute philosophie empiriste.

Il appartient-il donc à l’empirisme, afin de se maintenir comme position cohérente, de soutenir une toute autre thèse en ce qui concerne l’origine et le statut des idées générales, de prendre une position antithétique à celle du spiritualisme dans le cadre d’un tel débat qu’on désigne depuis la Moyen-Age comme « Querelle des Universaux » : on désigne cette position comme « nominalisme ».

[…]

 

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