Cours sur la Préface aux Nouveaux Essais sur l’entendement humain de Leibniz
(extraits de « Dire, penser, être », 2008-09)
[…]
Nous poursuivons ici l’étude de la Préface, mais en revenant au texte là où nous l’avions laissé lors de la première phase d’explication linéaire. Nous n’irons pas au-delà des références à Locke que Leibniz lui-même fait en son texte ; en revanche et de sorte à procéder au traitement des notions du programme « la conscience » et « l’inconscient », motif de l’inconscient dont on est fondé à considérer que Leibniz l’introduit dans la tradition philosophique, nous insisterons sur ce qui oppose ce dernier aux « Cartésiens ».
En effet, les §§ 5, 6 et sq. de la Préface abordent-ils, en exposant en particulier la théorie dite des « petites perceptions », la thématique de ce que, de façon plus moderne ― ce vocabulaire n’est pas celui que Leibniz spontanément adopte ―, nous nommerions la conscience et l’inconscient : la reconnaissance de l’existence des idées innées en l’âme suppose de reconnaître que celles-ci ne sont pas toutes, en permanence, présentes à l’esprit, c’est-à-dire conscientes ― Leibniz, en son langage, dira « aperçues ». De même, comme dit supra, que toute monade « perçoit » sans nécessairement s’en apercevoir, sans que ses perceptions soient accompagnées d’aperception, de même nos idées, nos représentations, comme déjà suggéré au début du texte, peuvent fort bien ne pas être « aperçues », ne pas être conscientes, la conscience consistant en l’occurrence à penser et à savoir en même temps qu’on pense (telle est l’étymologie de « conscience » : cum-scientia, avec savoir, accompagné de savoir).
Il s’agit, tout d’abord pour Leibniz (Préface, § 4), de porter un nouvel assaut contre la négation de l’inné à laquelle procède Locke au début de l’Essay. Car, si Locke reconnaît que les idées qui ne trouvent pas leur origine dans la sensation (dans l’expérience) la trouvent dans la « réflexion », et tel est en effet le cas dans le deuxième livre de l’Essay, ne reconnaît-il pas par là, après les avoir niées et dût-il s’en défendre, l’existence d’idées innées ? La réflexion ne consiste en effet en rien d’autre qu’en cette « application de l’esprit » à lui-même, comme aurait dit Descartes : elle est, dit Leibniz, « une attention à ce qui est en nous », mouvement qu’accomplit la pensée en se prenant en quelques sortes elle-même pour objet et en prenant conscience de ce qu’elle pense, de ce qui est « en » elle, pli ou réflexivité de la pensée sur elle-même en lequel celle-ci n’a affaire qu’à elle-même, en lequel n’intervient donc rien de sensible. Or, ce à quoi la pensée se rapporte, dans ce mouvement qu’elle accomplit sur elle-même et en lequel consiste donc ce qu’on désignera comme « conscience », ne peut être rien d’autre que ce qui est déjà en elle-même et qui partant lui est inné. Et Leibniz de renvoyer tout d’abord à la pure conscience que nous avons de nous-mêmes, à la « conscience de soi » ― « nous sommes innés à nous-mêmes » (Préface, § 4) ―, puis de dresser un inventaire non-exhaustif ― il existe « mille autre objets de nos idées intellectuelles » ― de principes innés (« Etre, Unité, Substance, Durée, Changement, Action, Perception, Plaisir », Préface, § 4), et de signaler aussi les « habitudes acquises » et les « provisions de notre mémoire » (Préface, § 5), lesquelles, sans être elles-mêmes innées, n’en sont pas moins, de toute évidence, des représentations contenues en notre esprit sans être pour autant en permanence accompagnées de conscience.
Leibniz trouve ici l’occasion de se placer derechef dans la filiation philosophique, déjà expliquée, de Platon en faisant référence à la « réminiscence », à l’anamnèse platonicienne, qui « toute fabuleuse qu’elle est » (Préface, § 5), c’est-à-dire relevant de la fabula, du mythos, Platon, « amateur paradoxal de mythes » (M. Dixsaut), maintenant et prolongeant, comme nous l’avions remarqué, nombre d’entre eux, n’en est pas moins préfiguration de l’innéisme.
Or, à l’opposé de cette tradition qui relie à Platon les rationalistes classiques, tels Descartes et Leibniz, Locke, du même mouvement qu’il nie les idées innées et en cohérence avec les présupposés de l’empirisme, pose que « l’esprit ne pense pas toujours », soutient la thèse, pour le dire de façon plus moderne, d’une discontinuité de la pensée, comme, par exemple, lors d’un sommeil sans songes (Préface, § 6).
A ce propos, Leibniz entrevoit qu’il sera sans doute, du fait de la pesanteur des préjugés empiristes, malaisé d’ « accorder [Locke] avec [lui] et les Cartésiens », c’est-à-dire de faire admettre à l’auteur de l’Essay que l’activité de l’esprit ne connaît pas d’interruptions, de suspens, de stases, qu’elle est au contraire continue, y compris lorsque ses changements ne nous sont aperçus.
C’est que, pour les Cartésiens comme pour Leibniz, l’esprit pense toujours, tel est ce qui leur est commun. Mais, pour autant, la référence à ceux-ci est quelque peu surprenante, compte tenu de ce qui les oppose à l’auteur. Elle doit partant donner lieu à examen. Les Cartésiens, en effet, posent l’identité de l’esprit et de la conscience ― la pensée serait pour eux continument consciente ―, et c’est pourquoi ils peuvent prétendre poser une permanence, une continuité de la pensée, alors qu’au contraire ― et c’est bien l’antithèse de la thèse cartésienne ―, c’est en s’opposant à la réduction de la pensée à la conscience que Leibniz peut affirmer la permanence de la pensée.
Pour Descartes et les Cartésiens ― ainsi parle Leibniz, et les références à ceux-ci parcourent la Préface ―, l’âme, c’est-à-dire la raison, la pensée est de part en part « conscience ». Pour Leibniz, au contraire, il existe des degrés d’aperception, de conscience, c’est-à-dire une pluralité graduée d’états de conscience, entre la pleine conscience et la perte totale de conscience. Car l’assimilation, voire la réduction cartésienne — de la pensée et à la conscience — soulève de redoutables problèmes, lesquels interdisent que soient pensés les phénomènes consistant dans un obscurcissement de la conscience — une conscience devenant opaque à elle-même —, comme l’évanouissement ou le sommeil, phases durant lesquelles sans doute le flux des représentations ne s’interrompt pas, sans pour autant que celles-ci soient accompagnées d’aperception — alors que la pensée cesse d’être présence à soi et que la conscience s’obscurcit. Par ailleurs, il y a lieu de souligner que la mort, où plus aucune conscience ne subsiste, doit aussi conduire à admettre que des représentation peuvent fort bien ne pas s’accompagner d’aperception, sauf à accepter qu’outre le corps l’âme aussi soit mortelle.
Sur ce qui pourrait sembler une question de détail, la « perte de conscience » en laquelle consiste l’évanouissement, Leibniz formule pourtant une sévère objection à l’encontre de la conception cartésienne : parce que le cartésianisme identifie la pensée à la conscience, les Cartésiens, c’est-à-dire Descartes, mais surtout ses disciples ont été conduits à cette absurdité consistant à assimiler l’évanouissement à une sorte de mort… Et, il en est de même pour le sommeil : dès lors qu’ainsi la pensée ne se trouve plus identifiée à la conscience, rien n’interdit plus de concevoir l’évanouissement, ou encore, Leibniz l’évoque ailleurs (Nouveaux Essais, II, 19), le sommeil, comme n’impliquant nullement une disparition de la pensée, donc une sorte de mort.
Mais, outre l’évanouissement et le sommeil, c’est encore sur un autre point que Leibniz porte un assaut contre la réduction cartésienne de la pensée à la conscience : en mettant en évidence une conséquence insupportable du Cartésianisme, Leibniz nous permet par ailleurs de mieux saisir l’enjeu qu’il y a à reconnaître des degrés de conscience. C’est sur la question de la mort que cet assaut contre le Cartésianisme est porté. La mort, en effet, ne peut être conçue cartésiennement que comme mort du corps, mais qu’en est-il de l’âme, qu’est le devenir de la conscience consécutivement à la mort ? Nous savons la réponse que donneraient les Cartésiens à cette question : en concevant que l’âme est radicalement distincte du corps, ils estimeraient avoir fondé le dogme religieux de l’immortalité de l’âme. Mais une interprétation plus exigeante ne manquerait pas de relever que, beaucoup plus essentiellement, en identifiant l’âme (et la pensée) à la conscience, les Cartésiens sont en fait contraints d’identifier la disparition de la conscience à la mort de l’esprit. Par voie de conséquence, puisque de toute évidence la mort, plus encore que l’évanouissement, est une perte de conscience, elle devrait équivaloir elle aussi à la fin de l’esprit. Ainsi, même si Descartes a prétendu justifier le dogme de l’immortalité de l’âme en la distinguant substantiellement du corps (c’est-à-dire en distinguant radicalement «chose pensante » et « chose étendue »), sa philosophie induirait néanmoins l’idée que la mort entraîne la disparition de l’âme ou de l’esprit. C’est en sens qu’il faut lire l’allusive critique que contient le § 14 de la Monadologie, où Leibniz, en des termes relativement cryptés, souligne que la réduction commise par les cartésiens de la pensée à la conscience « a même confirmé les esprits mal tournés dans l’opinion de la mortalité des âmes ».
Ainsi, les phénomènes que constituent l’évanouissement ou le sommeil, par exemple, conduisent à reconnaître qu’il existe des degrés de conscience — entre le degré zéro de la conscience et le degré suprême de la conscience parfaitement claire. A partir de la conscience qui s’apparaît entièrement à elle-même, on peut descendre de façon continue, par ce que Leibniz décrit en termes de variations infinitésimales, jusqu’à l’absence de conscience, en passant par les perceptions inconscientes ou « petites perceptions », qu’abordent les §§ 6 à 12 de la Préface.
On comprendra aisément ce qu’entend Leibniz par « petites perceptions » en reprenant tout d’abord les exemples qu’il en donne lui-même. Considérons donc le bruit d’une scie : par elle-même, chaque dent de la scie paraît en effet ne faire aucun bruit. Il nous faut bien considérer pourtant que nous percevons inconsciemment ce que fait entendre la rencontre de chaque dent avec le bois. Si nous n’ajoutions pas sans nous en rendre compte le bruit provoqué par la première dent, quand elle entre en contact avec le morceau de bois que la scie va couper en deux, à celui que suscitera la deuxième dent, puis chacune des autres dents, comment percevrions-nous le bruit de la scie ? Il faut donc qu’à notre insu les bruits de chacune des dents viennent s’additionner les uns aux autres dans ce qu’on peut bien appeler alors l’ « inconscient » pour qu’à un certain moment le bruit ainsi produit devienne conscient.
La même analyse vaudrait évidemment pour le bruit de la mer, où la « petite perception » du bruit que fait chaque vague en s’étirant sur le rivage contribue en moi à susciter cette « grande perception », pourrait-on dire, dont j’ai conscience quand je me promène sur la plage et que j’entends se produire, inlassablement, le flux et le reflux.
Bref, c’est l’inconscient qui fait en l’occurrence surgir la conscience, laquelle ne saurait prétendre, dans ces conditions, être entièrement maîtresse d’elle-même et constituer pour elle-même son propre fondement. Quant à l’activité perceptive, elle se présente comme une sommation de l’infiniment petit. Nous sommes bien loin de la conception cartésienne de la perception comme « inspection de l’esprit », c’est-à-dire comme intellection.
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Nous avons rencontré, par deux fois aux premières pages de la Préface, allusions aux interactions entre l’âme, siège des idées innées, et le corps : Leibniz reconnaissait qu’à l’occasion de la rencontre sensible des objets réels, fait du corps, les idées innées se trouvaient comme « réveillées », c’est-à-dire s’élevaient en aperception, devenaient plus « conscientes » qu’elles ne l’étaient sinon.
Nous trouvons là une thèse philosophique consistant en une position par rapport au problème de savoir si l’étant est un, ne relève que d’une seule réalité substantielle, ou s’il faut au contraire poser l’hétérogénéité entre deux ordres de réalités : d’une part, ce qui est matière et, partant, constitue le donné sensible et, d’autre part, ce qui est esprit, Leibniz prenant, pour sa part, fait et cause pour un tel dualisme ontique.
Il s’agit, plus précisément, de comprendre que la philosophie de Leibniz constitue le dépassement à la fois du dualisme de Descartes, radicalisé, comme nous l’avons vu, par Malebranche, et du panthéisme de Spinoza. Du Spinozisme, d’abord, Leibniz rejette la thèse de l’immanence de Dieu à la nature, dans la mesure où, dissolvant pour ainsi dire le divin dans la nécessité, il tend vers l’athéisme. Du Cartésianisme, et notamment de son prolongement occasionnaliste, il rejette le principe d’un Dieu intervenant arbitrairement pour accorder les deux ordres, l’esprit et la matière : Leibniz reproche aux Cartésiens de concevoir que Dieu pourrait régir ces rapports selon « son bon plaisir », c’est-à-dire précisément de façon arbitraire (Préface, § 9). La conception de Leibniz, au contraire, et c’est dans le cadre de celle-ci que seront pensées les relations entre la matière et l’esprit, consiste dans la reconnaissance d’une « harmonie préétablie » par Dieu : « l’auteur des choses », du fait de sa « sagesse », « ne fait rien sans harmonie et sans raison » (Préface, § 9).
Il importe par ailleurs de souligner que le différend théologique se redouble d’une opposition portant sur l’essence de la matière et relevant en tant que telle du domaine de la physique : Leibniz refuse la réduction cartésienne de la matière à l’étendue (la res extensa), en ceci qu’elle ne conduit à reconnaître que la seule causalité efficiente comme régissant la totalité de l’ordre physique et, donc, à une explication purement mécaniste du réel. Or, si Leibniz ne récuse pas le mécanisme ― celui-ci est conforme à la science de Galilée et de Kepler ―, il n’en demeure pas moins qu’il conçoit cette conception comme insuffisante et comme devant, partant, être complétée : il demande, par référence au principe d’inertie, de prendre en compte que les corps ne sont pas inertes, mais soumis à des opérations de mouvement, en d’autres termes, que, beaucoup plus essentiellement que l’étendue, la force est la seule véritable essence de la matière.
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La philosophie de Leibniz aborde donc le problème des rapports entre l’âme et le corps, entre l’esprit et la matière, dans le cadre de cette doctrine de « l’harmonie préétablie » que nous exposerons plus en détails infra : à plusieurs reprises, le texte de la Préface souligne « l’harmonie préétablie de l’âme et du corps » (§§ 6, 9…). Plus précisément, le problème de ces rapports s’inscrit pour Leibniz dans le cadre plus général de celui de la communication des substances. Il s’agira de ce fait d’exposer en premier lieu la conception leibnizienne de la substance, laquelle, loin de cette tendance à l’économie dans la reconnaissance des substances qui se faisait jour chez Descartes et Spinoza, s’entend ici comme substance individuelle. Et l’on est fondé à relever que la méditation sur le statut de l’être individuel, sur ce qu’est, donc, la substance individuelle, parcourt l’ensemble de l’œuvre de Leibniz : si l’on s’accorde à reconnaître avec Heidegger qu’un penseur n’est jamais que le penseur d’une seule grande question (Qu’appelle-t-on penser ?), telle est sans conteste celle de Leibniz.
Au § VIII du Discours de métaphysique, il est dit qu’une substance individuelle est un être qui existe comme possible dans l’entendement divin, comme concept « complet ». Dans le langage de Leibniz, un concept est complet lorsque en lui sont toujours déjà pensés la totalité des prédicats qui peuvent être affirmés de lui [revoyez ici les remarques faites en tout début d’année à propos du « jugement » (en logique), de l’extension et de la définition du concept, etc.]. C’est donc à la logique qu’est accordée une portée ontologique, celle conduisant à reconnaître ces êtres individuels premiers dont l’étant, par création divine, se constitue.
Ainsi la substance — mais Leibniz en viendra à préférer le terme de « monade » —, la monade, donc, est-elle une unité absolue, simple (c’est-à-dire sans parties, indivisible), indépendante de toutes les autres — pour utiliser les propres termes de Leibniz, la monade est « sans portes, ni fenêtres » ― et son individualité est irréductible (pour Leibniz, et c’est là le principe des indiscernables, deux choses individuelles ne sauraient être parfaitement semblables et leur différence ne peut être qu’intrinsèque, c’est-à-dire qualitative, et nullement quantitative : la « différence [entre deux individus] est toujours plus que numérique » (Préface, § 12), ou encore, « deux choses individuelles ne sauraient être parfaitement semblables et […] elles doivent toujours différer plus que numero » (Préface, § 11). Par ailleurs, les monades sont sujettes à un changement continuel, sans que cela ne soit bien sûr produit par une cause extérieure, en raison de leur indépendance, mais du fait d’un principe interne : la monade est douée de spontanéité, de force et chaque monade possède en elle-même le principe de tous ses changements possibles.
C’est que par ailleurs, point essentiel, la monade est ce qui « enveloppe une multitude dans l’unité ou dans le simple » (Monadologie, § 13). Leibniz entend par là que chaque monade est un infini, en ceci que chacune est en « liaison […] avec tout le reste de l’univers » (Préface, § 7) : dans la moindre des monades, c’est l’univers tout entier qui est « contenu », de sorte que, comme le dit Leibniz, chaque monade « perçoit » l’univers ― la totalité de l’univers se réfléchit dans chaque chose d’une certaine manière, selon un certain point de vue ―, chaque monade est en ce sens douée de perception, sans bien entendu qu’elle s’en aperçoive, sans que cette perception soit accompagnée d’ « aperception » ― seul Dieu pourrait appréhender l’infini qui est en chaque monade : « dans la moindre des substances des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l’univers » (Préface, § 7). Pour comprendre cette conception, l’on peut se figurer une ville fortifiée : on peut en avoir différents points de vue selon le lieu où l’on se trouve, de même que les monades sont autant de points de vue sur l’univers, et, dans cette ville fortifiée, celui qui monte sur la plus haute tour voit tout, ce qui est le point de vue de Dieu.
Ainsi, pour Leibniz, l’étant dans son ensemble, le monde, se compose d’une infinité de monades, lesquelles se trouve qualifiées par l’auteur lui-même d’éléments, d’ « atomes » des choses, même si la formule prête à malentendu, dans la mesure où elles ne sont nullement des réalités matérielles, puisqu’elles échappent à toute corruption et à toute altération, ne pouvant au contraire qu’être divinement créées ou annihilées. Tout ce qui est est constitué de monades : tout est force, spontanéité et, en quelques sortes, âme.
Et c’est ce à quoi revient en substance de reconnaître que toute monade est douée de perception. Bien sûr « perception » ne s’entend nullement ici au sens de la représentation consciente de quelque chose — ce qui est la définition courante de la perception, mais ne constitue, pour Leibniz, qu’un cas particulier de « perception », dont seules certaines monades sont douées —, mais, au contraire et justement, comme cette « perception », cette « expression » par chaque monade de l’univers, certes dans sa totalité, mais d’un point de vue propre et inévitablement partiel, c’est-à-dire de façon plus ou moins confuse, selon des degrés très variables d’aperception.
Ainsi s’agit-il de distinguer différents types de monades se hiérarchisant selon des degrés de perfection :
- les monades « toutes nues » (Monadologie, § 24), douées de perception, mais dépourvues de mémoire, qui composent la matière ;
- les « monades animales » douées de perception et de mémoire, ce qui leur permet de former certaines « consécutions » empiriques (Préface, § 3) ;
- les « âmes raisonnables », monades non seulement douées de perception et de mémoire, mais surtout de raison et d’aperception (c’est-à-dire de conscience) et pouvant par là accéder à des vérités éternelles ;
- Dieu, quant à lui, est la Monade des monades, « la dernière raison des choses [devant] être dans une substance nécessaire et parfaite » : il est « l’unité primitive, ou la substance simple originaire dont toutes les monades sont des productions », terme premier, tel l’anhypothétique platonicien, il est l’être dont l’essence implique l’existence — l’on retrouve ici la preuve ontologique* de l’existence de Dieu — et sa perfection fait que son entendement contient la totalité des possibles.
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Mais la question demeure, dans notre perspective, de préciser comment pour Leibniz l’âme raisonnable, l’esprit, se rapporte à la matière. La Préface, comme souligné supra, fait référence à plusieurs reprises à « l’harmonie préétablie de l’âme et du corps ». Pour Leibniz, en effet, l’ordre de la matière, c’est-à-dire des corps, est régi par la causalité efficiente, tandis que l’ordre de l’esprit et, donc, des âmes, est régi, quant à lui, par la causalité finale, et il y a harmonie entre les causes efficientes et les causes finales. Cette harmonie est pensée comme ayant été « de tout temps » préétablie, c’est-à-dire réglée par Dieu dès l’origine, et comme ordonnant le rapport de l’ensemble des différentes monades, dont notamment les âmes et les corps. La métaphore récurrente est celle de deux horloges dont le fonctionnement harmonieux a été réglé par Dieu : l’âme et le corps, agrégat de monades, sont réglés dès le départ comme deux horloges qu’on aurait synchronisées.
Pour autant, cette « harmonie » ne saurait en aucun cas signifier qu’il y aurait des interactions réelles entre les monades, ce qui contredirait le principe de leur indépendance — elles sont « sans portes, ni fenêtres », closes sur elles-mêmes — ; si elles agissent les unes sur les autres, c’est du seul fait de l’harmonie préétablie par Dieu entre elles, en d’autres termes le principe de leurs interactions relève de la métaphysique, en aucun cas de la physique.
Le fait que, ne pouvant pourtant interagir d’elles-mêmes les unes sur les autres, les monades soient cependant en ordre harmonieux, comme le sont plus particulièrement l’âme et le corps, établit la nécessité d’un principe d’ordre accordant l’ensemble des monades, c’est-à-dire celle d’un Dieu ordonnateur — on retrouve ici la preuve cosmo-théologique* de l’existence de Dieu.
Par ailleurs, ce monde harmonieux qu’est le monde réel aurait fort bien pu ne pas être : il est contingent. C’est pourquoi, pour Leibniz, se posent avec une particulière acuité deux questions complémentaires : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » et « pourquoi les choses existent-elles ainsi et non autrement ? ». Or ces questions reconduisent par nécessité à Dieu : l’on ne saurait en effet y répondre en se bornant à considérer les choses elles-mêmes, où chaque cause renvoie à une autre cause et ce, à l’infini, ce qui laisserait le problème irrésolu ; il faut au contraire en conclure que si le monde existe, c’est qu’il est créé, car, selon le principe de raison, c’est à dire le principe selon lequel rien n’arrive sans raison (« Nihil est sine ratione »), tout ce qui est a une cause et ce ne peut-être qu’un être nécessaire ― existant donc nécessairement — qui a créé les choses contingentes — on retrouve ici la preuve a contingentia mundi* de l’existence de Dieu.
Enfin [mais je ne m’attarderai pas ici sur ce point qui concerne plutôt la question de la morale], Dieu, tel que Leibniz le conçoit, est un Dieu de bonté, qui répand sa Grâce dans le monde ; aussi, parmi tous les mondes possibles qu’il aurait pu créer, a-t-il nécessairement créé le meilleur de tous les mondes possibles. Cela ne signifie en aucun cas que ce monde réel, celui effectivement créé par Dieu, soit un monde parfait, d’où le mal serait absent, mais il est le meilleur des mondes qu’il était possible à Dieu de créer.
L’important eu égard à la question des rapports entre la matière et l’esprit, tels que les conçoit Leibniz, est que cette Grâce que Dieu répand par le monde ne relève pas d’une intervention arbitraire : nous l’avons souligné supra, Leibniz récuse la conception de Dieu qui est celle des Cartésiens, précisément parce qu’il voit en elle un Dieu arbitraire, agissant sans raison, selon son seul bon vouloir. Or, pour Leibniz, comme nous y avons aussi insisté, l’ordre de l’esprit, des substances spirituelles, s’accorde de la plus harmonieuse des façons avec l’ordre de la matière, des substances matérielles, si bien que Dieu ne peut être qu’absolument rationnel. Certes, il y a du miraculeux, du surnaturel, mais Leibniz, pensant en physicien ― et c’est de surcroît à lui qu’il revint d’élever le principe de raison (selon lequel rien n’est sans raison, tout a une cause) au rang de principe « grande et nobilissimum » ―, ne saurait concevoir que Dieu agisse ordinairement par miracle (Préface, § 22). Bien au contraire, ce ne peut être que par extraordinaire, au sens propre de ce qui déroge à l’ordre naturel, c’est-à-dire causal des choses, qu’un miracle se produit, que quelque chose advient « sponte sua » (Théodicée, ref.).
Telle est la raison profonde pour laquelle Leibniz ne peut que récuser les positions de Locke concernant la matière et la pensée, dont la fin de la Préface (à partir du § 13) fait état : quelles que soient les hésitations de ce dernier, attestées par sa correspondance avec l’évêque de Worcester, dans le détail de laquelle nous n’entrerons pas, la position du philosophe empiriste se réduit en définitive à concevoir que Dieu pourrait donner à la matière la faculté de penser, dans la mesure où il est impossible de démontrer l’existence d’une substance spirituelle hétérogène à la matière, tout en admettant cependant qu’il est « probable au suprême degré que la substance qui pense en nous est immatérielle » (Préface, § 17).
Cette position est, d’un point de vue empiriste, cohérente : nous l’avons également montré, la position empiriste, selon laquelle rien n’est dans l’esprit qui ne fût d’abord donné aux sens (« nihil est in intellectus quin prius fuerit in sensu »), conduit naturellement au matérialisme ; dès lors est-il tentant, à partir de l’évidence que quelque chose en moi pense, de voir là l’effet de la matière elle-même et de concevoir partant que Dieu ait donné à la matière la faculté de penser et cela, d’autant plus que partir du seul sensible exclut absolument que se puisse établir l’existence d’une substance spirituelle hétérogène à la matière. Pour autant, Locke, de sorte à ce qu’on ne puisse lui imputer de contredire le dogme de l’immatérialité de l’âme et, donc, de son immortalité, concède-il la probabilité « au suprême degré » de cette immatérialité. Notons qu’en tant qu’il n’y a là que du probable, fût-ce du très probable, l’incertitude se trouve assumée, ce qui demeure cohérent avec le principe empiriste, au sens où, à partir d’un tel principe, nulle vérité certaine ne saurait être établie.
Ce qui n’est pour l’empirisme que de l’ordre du probable se trouve au contraire établi, dans la perspective rationaliste de Leibniz, laquelle Kant, comme nous l’avons expliqué, désignera comme « dogmatique », à titre de certitude. En ceci consiste la démonstration de l’immatérialité de la pensée, de l’âme : Dieu ne donne aux substances telle ou telle qualité que dans la mesure où ces qualités sont conformes à leur nature ou sont « des modifications explicables », c’est-à-dire rationnelles, de leur nature (Préface, § 22) ; or, ce n’est pas une chose naturelle à la matière que de penser : cette conception matérialiste se trouve résolument écartée au début du § 23 ; ainsi, le fait que l’homme pense ne peut s’expliquer que de deux façons : ou bien Dieu a mis en l’homme de la pensée par miracle, ou bien Dieu a joint aux corps une substance à laquelle il soit naturel de penser (Préface, § 23) . Or, pour les raisons exposées plus haut, celles d’un Dieu rationnel, n’agissant pas ordinairement par miracle (Préface, § 22), se trouve établi pour Leibniz que si nous pensons, c’est du fait que Dieu ait joint une substance immatérielle, l’âme, à notre corps, c’est-à-dire démontrée la « vérité de l’immatérialité de l’âme » (Préface, § 24).
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