Rappel du trajet parcouru :
I. De la reconnaissance d’une essence à la fonction d’un recueil
1. La délimitation d’une spécificité
a. L’apparence d’une continuité
b. L’ordre du politique
c. La limitation d’une zoologie
2. L’avènement de la subjectivité
a. Le destin du logos
b. Le pli du « je pense »
c. La géométrie des corps
II. Du fondement de l’humanisme pratique à l’institution de la personne
1. L’autonomie de la volonté
2. La recherche d’un principe moral absolu
3. Le règne des fins
III. Du refus d’une substantialisation au sens de l’ek-sistence
1. La temporalité de la conscience
2. L’analytique existentiale du Dasein
3. Les paradoxes de l’altérité
*
* *
III. Du refus d’une substantialisation au sens de l’ek-sistence
2. L’Analytique existentiale du Dasein
Nous faisons dans ce qui suit référence à la première grande œuvre de Heidegger, Etre et Temps, dont nous reprenons le titre de la première partie.
a. Explication du titre :
• Dasein (être-là) ≈ homme, mais toute référence à l’« homme » serait malvenue, en ceci qu’elle prendrait résonance dans ce que les savoirs constitués (les « sciences du vivant » et les « sciences de l’homme ») nous ont appris au sujet de l’homme. Or, dans la perspective phénoménologique qui est à présent la nôtre, nous suspendons toute référence aux savoirs constitués.
Pareillement, la traduction donnée par Sartre du « Dasein » heideggerien comme « réalité humaine » est pour le moins malheureuse, car elle tend à assimiler le mode d’être de l’ « homme » à celui de toute réalité (objective) en général ; aussi doit-elle être récusée.
L’étant qu’est l’ « homme » est (en son être) Dasein, c’est-à-dire être-là et le temps est le fondement (Grund) de la possibilité de la structure d’être (Seinsstruktur) de l’être-là.
• Par ailleurs, l’artifice de traduction, le néologisme « existential » se justifie du fait que l’analytique du Dasein proposée par Etre et Temps, même si elle est prise en compte des « faits d’existence » (le souci, l’angoisse, la mort, etc.), pour autant ne relève pas d’une philosophie de l’existence qui thématiserait l’existentiel.
S’il est avéré que la phénoménologie renouvelle l’existentialisme, lequel trouve son origine dans la critique kierkegaardienne de Hegel (les faits d’existence échappent au savoir), c’est se méprendre sur les enjeux de l’ « analytique existentiale du Dasein », ouverte par la phénoménologie, que de l’inscrire dans le cadre de l’ « existentialisme ».
A ce titre, l’influence de Sartre fut là encore des plus pernicieuses : c’est à l’éclairage par lui proposé de l’œuvre de Heidegger qu’est imputable le contresens français, aujourd’hui largement dissipé, qui prétendait faire du philosophe allemand un philosophe « existentialiste ».
Dans le cadre de la « tonalité existentielle » qui est la sienne, Etre et Temps, s’il considère les « faits d’existence », les « structures existentiales du Dasein » ne le fait qu’à titre préliminaire, en ceci que c’est à partir de cet étant qu’est le Dasein, dont l’être est de se rapporter à son être, que se trouve dis-posée la question essentielle : la question de l’être. Si l’ontologie, comme l’écrit Heidegger, « n’est possible que comme phénoménologie », elle n’est par ailleurs possible qu’en tant qu’elle entreprend à titre préliminaire d’interroger les modes d’être du Dasein, les « existentiaux » ; d’ailleurs de l’existence « humaine », il ne sera plus guère question dans les textes ultérieurs de Heidegger.
b. Qu’en est-il donc de l’être de cet étant qu’est l’ « homme », le Dasein ?
L’oubli (de la question) de l’être, oubli constitutif de la tradition ouverte par le déphasage aristotélicien (voir l’interprétation proposée en introduction du livre Г de la Métaphysique), constitue le fondement des interprétations données par ladite tradition de l’essence de l’ « homme » (comme « humanitas » — voir Lettre sur l’humanisme —, comme « subjectivité » — à l’époque moderne —, comme « réalité ob-jectivée », par les sciences contemporaines, aussi bien les sciences du vivant que les sciences humaines, qui, pour les premières, procèdent à la réduction du corps au vivant et, pour les secondes, notamment, à la réduction de la pensée au « psychisme ».
Interprétations traditionnelles suspendues, il s’agit donc pour l’ « Analytique existentiale du Dasein » d’ex-poser dans la perspective ontologique qui est la sienne les modes d’être spécifiques du Dasein :
Le Dasein est donc le seul étant dont l’être se rapporte constamment à lui-même (dans la conscience d’être).
L’ « existence » du Dasein réside dans son avoir-à-être et c’est en ceci que « l’ “essence” du Dasein tient dans son existence » (p. 73).
Bien sûr ce qui doit être entendu ici par « existence » ne renvoie nullement à un être-là-devant, à « des “qualités” là-devant d’un étant-là-devant ayant l’ “air” de ceci ou de cela » ; cette confusion reviendrait en effet à annuler la « spécificité ontologique » du Dasein et, donc, à reconduire les interprétations traditionnelles que nous avons suspendues. L’ « existence » du Dasein renvoie au contraire à des manières possibles d’être.
Ainsi la spécificité du Dasein s’établit-elle dans le cadre d’une différence radicale entre lui et les choses, différence qui procède de la différence ontologique — entre l’être (que nous interrogeons) et l’étant (qui est devant nous). C’est pourquoi, il faut distinguer, ainsi qu’y insiste Heidegger (p. 76), d’une part les structures d’existence du Dasein — les « existentiaux » —, d’autre part les déterminations d’être propres aux étant autres que le Dasein, dont les plus essentielles sont les catégories.
Cette distinction établit ce qu’il y a d’infondé dans le fait de penser l’être de l’homme comme « subjectivité » — comme substance — car cela revient précisément à négliger la nécessaire distinction entre existentiaux et catégories, par le fait même de projeter sur le Dasein une catégorie qui ne peut convenir qu’aux choses.
Le Dasein a en effet pour constitution essentielle d’être-au-monde (In der Welt Sein), ce qui ne saurait en aucun cas consister en une inclusion objective dans le monde — le Dasein n’est pas chose parmi les choses : « être au monde », cela signifie que le Dasein, l’être-là, n’« a » pas un être, mais qu’il a « à être ».
L’être-là n’est pas un étant qui serait un simple être-là au sens de l’existentia, mais c’est un étant dont l’être consiste à ek-sister, à se dresser vers le dehors : l’être-là a à être ses possibilités, il a à les saisir ou non — et ce, sans qu’aucune présence substantielle ne préexiste à cet accomplissement d’être.
L’essence de cet étant qu’est l’être-là réside donc dans le Zu-Sein (dans l’à-être), celui-ci excluant toute notion d’obligation ou de devoir qui commanderait des possibilités d’être. L’accomplissement d’être de l’être-là exprime ainsi le mode d’être spécifique de cet étant toujours déjà tributaire d’un rapport de familiarité avec le monde, c’est en ce sens que l’ « avoir à être » du Dasein, c’est « être au monde », au sens d’ « être-hors-de-soi-auprès-du-monde ».
3. Les paradoxes de l’altérité
Seule une interrogation sur l’être-au-monde permet de véritablement penser le problème d’autrui : l’Analytique existentiale du Dasein doit nous conduire à aborder une telle question. En effet, nous avons vu que le Dasein ne saurait être défini comme « sujet », dans la mesure où son « là » n’est nullement réductible à l’être-là-devant en lequel réside l’être de tout étant — de l’étant en général —, telle qu’il s’est trouvé traditionnellement interprété (par la métaphysique). Or, autrui en son être ne saurait pas davantage se trouver réduit à un être-là-devant.
Poser la question d’autrui revient à interroger les modalités sur lesquelles il m’apparaît, selon lesquelles il y a un autre pour moi : s’interroger sur autrui, c’est se demander comment l’autre m’est (rendu) présent comme vécu (pour ma conscience).
Cette « présence » de l’autre à moi s’effectue selon deux modes : soit cette « présence » est actuelle, auquel cas l’autre m’est présent « en chair et en os » — de même que la conscience percevante me plaçait en présence de la chose visée « en chair et en os » — ; soit cette « présence » est virtuelle et, alors, mon vécu de l’autre a lieu sur le mode de son absence. Mais précisément, ce deuxième mode, à bien l’interroger, me révèle la complexité même de l’altérité : même absent, autrui, pour ainsi dire, habite ma solitude, de sorte qu’autrui n’a pas seulement d’être dans la mesure où je puis lui faire face, mais aussi et surtout en ceci qu’il est ce par quoi se constitue mon rapport à moi-même et au monde.
N.B. : en toute rigueur, le solipsisme ne peut s’énoncer comme solipsisme qu’en se rapportant à autrui, sur le mode de la négation, de l’absence, laquelle n’est autre que l’envers de la présence : nier la présence d’autrui, cela revient toujours à l’affirmer (voir critique husserlienne du doute cartésien).
Ainsi la grande question de l’altérité est-elle celle de la re-connaissance de l’autre : comment puis-je accéder à cette (autre) conscience qui développe un point de vue singulier, inaliénable sur le monde, ainsi que des significations qui lui sont propres ?
● Cette re-connaissance n’advient nullement sur le mode de la connaissance : connaître, c’est toujours en définitive se représenter de façon objective de sorte à ménager une adéquation ; mais l’autre se dérobe à toute objectivation et donc à toute connaissance : je ne saurais le connaître davantage que je ne me connais tel que je serais moi-même. Je ne me connais que tel et pour autant que je m’apparais à moi-même ; de même, pour ce qui concerne autrui, je ne puis accéder à une pleine connaissance de ce qu’il serait : tout au plus puis-je, à partir de la façon dont il m’apparaît, en tant qu’il est pour ma conscience un vécu, prêter un sens à ce qu’il me manifeste. La saisie de l’autre se limite par conséquent à donner une signification, à projeter un sens sur ses attitudes, ses expressions, ses gestes, pris comme autant de signes faisant sens pour moi — à partir de mes propres « critères ».
● Est-ce à dire pour autant que dans le sentiment, dans la « sympathie » comprise au sens étymologique d’une épreuve affective partagée avec l’autre, en tant qu’elle suppose un endormissement des facultés actives et semble se délier par conséquent de toute intellection, l’altérité d’autrui se laisserait mieux saisir ? Rien n’est moins sûr, dans la mesure où se découvre tout autant une voie d’accès à l’altérité de l’autre lorsque je le vis, notamment, dans un rapport d’hostilité, comme, par exemple, dans l’épreuve de la timidité : le timide est pris sous le regard de l’autre, pétrifié par ce regard et, sous le regard qu’il sent peser sur lui, fait une insigne expérience de l’altérité.
Les analyses de Husserl nous permettent de dépasser de telles hésitations ; elles se déploient à partir de la notion d’ « analogie » : autrui c’est d’abord cet autre-moi, cet alter ego — il est à la fois le même (analogue à moi-même) et l’autre (autre que moi). Ainsi le rapport que j’ai à l’autre doit-il se trouver doublement placé sous le signe de la proximité et de la distance, de la familiarité et de l’étrangeté.
La saisie d’autrui, immédiate, en ceci qu’elle n’est pas raisonnée, mais intuitionnée (l’intuition étant une vision immédiate, une adhésion avec ce qui est vu, sur un mode prélogique, antéprédicatif), n’en exige pas moins un mode de confirmation qui m’arrache de ma sphère propre, en ceci que je réfère autrui, à partir du mode sur lequel il m’apparaît, au moi, tout autant tributaire de son mode d’apparition (à moi-même).
Ce mode de saisie que Husserl désigne comme « apprésentation analogique d’autrui » est celui sur lequel l’autre se constitue pour moi et sur lequel je constitue l’autre comme autre. Il suppose en outre l’irréductible altérité de l’autre, de sorte que l’ « analogie » se distingue de toute assimilation : comme l’écrit Derrida, précisant les analyses de Husserl, « la nécessité de recourir à l’apprésentation analogique, loin de signifier une réduction analogique assimilante de l’autre au même, confirme et respecte la séparation, la nécessité indépassable de la médiation (non–objective). Si je n’allais pas vers l’autre par voie d’apprésentation analogique, si je l’atteignais immédiatement et originairement, en silence et par communion avec son propre vécu, l’autre cesserait d’être l’autre » (« Violence et métaphysique »).
Ainsi, ici encore, va-t-il s’agir de faire retour sur l’apparaître, afin de saisir comment l’autre m’est primordialement, originairement donné : comme le souligne Levinas, c’est dans « l’épiphanie du visage » qu’autrui surgit dans mon existence. Et c’est, plus encore, dans l’épreuve du regard que les paradoxes de l’altérité se laissent au mieux saisir : l’appréhension du regard se produit toujours sur fond d’une disparition des yeux, car en regardant l’autre qui me regarde je ne puis voir ce qu’il voit et, à l’inverse, si je regarde ce que l’autre voit, je ne puis voir son regard, de sorte que dans le rapport à autrui relève toujours d’un battement entre le manifeste et le caché.
Pour moi, l’autre n’est donc ni simple présence — il n’est pas une chose parmi d’autres, pas plus que je ne le suis moi-même —, ni pure « subjectivité », à laquelle un accès me serait permis sur le mode de la connaissance — pas plus qu’il ne m’est possible de me connaître sous le rapport de la conscience que j’ai de moi-même : le rapport à autrui relève d’une intersubjectivité qui n’est pas pour autant de l’ordre d’une relation entre de pures subjectivités.
Cette intersubjectivité relève par conséquent d’une connivence corporelle originaire entre moi et l’autre, en ceci que la donation d’autrui relève de la perception, plutôt que de la connaissance, et que de surcroît aucun acte intellectuel n’a besoin de se surajouter à la perception que j’en ai : je saisis bien d’abord le corps de l’autre, lequel se signifie à moi comme « habité par » une conscience. Cette connivence originaire avec l’autre répond à cette familiarité originaire du Dasein avec le monde.
Discussion
Aucun commentaire pour “:: humanisme et métaphysique (4) ::”
Poster un commentaire