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Platon - Apologie de Socrate
(Traduction de Victor Cousin, 1822)

[17a] Je ne sais, Athéniens, quelle impression mes accusateurs ont faite sur vous. Pour moi, en les entendant, peu s’en est fallu que je ne me méconnusse moi-même, tant ils ont parlé d’une manière persuasive ; et cependant, à parler franchement, ils n’ont pas dit un mot qui soit véritable.

Mais, parmi tous les mensonges qu’ils ont débités, ce qui m’a le plus surpris, c’est lorsqu’ils vous ont recommandé de vous bien [17b] tenir en garde contre mon éloquence ; car, de n’avoir pas craint la honte du démenti que je vais leur donner tout à l’heure, en faisant voir que je ne suis point du tout éloquent, voilà ce qui m’a paru le comble de l’impudence, à moins qu’ils n’appellent éloquent celui qui dit la vérité. Si c’est là ce qu’ils veulent dire, j’avoue alors que je suis un habile orateur, mais non pas à leur manière ; car, encore une fois, ils n’ont pas dit un mot qui soit véritable ; et de ma bouche vous entendrez la vérité toute entière, non pas, il est vrai, Athéniens, dans les discours étudiés, comme ceux de mes adversaires, et brillants de [17c] tous les artifices du langage, mais au contraire dans les termes qui se présenteront à moi les premiers ; en effet, j’ai la confiance que je ne dirai rien qui ne soit juste. Ainsi que personne n’attende de moi autre chose. Vous sentez bien qu’il ne me siérait guère, à mon âge, de paraître devant vous comme un jeune homme qui s’exerce à bien parler. C’est pourquoi la seule grâce que je vous demande, c’est que, si vous m’entendez employer pour ma défense le même langage dont j’ai coutume de me servir dans la place publique, aux comptoirs des banquiers, où vous m’avez souvent entendu, ou partout ailleurs, vous n’en soyez pas surpris, et ne vous emportiez pas contre moi ; car c’est aujourd’hui la première fois de ma vie que je parais devant un tribunal, [17d] à l’âge de plus de soixante-dix ans ; véritablement donc je suis étranger au langage qu’on parle ici. Eh bien ! de même que, si j’étais réellement un étranger, vous me laisseriez parler dans [18a] la langue et à la manière de mon pays, je vous conjure, et, je ne crois pas vous faire une demande injuste, de me laisser maître de la forme de mon discours, bonne ou mauvaise, et de considérer seulement, mais avec attention, si ce que je dis est juste ou non : c’est en cela que consiste toute la vertu du juge ; celle de l’orateur est de dire la vérité.

D’abord, Athéniens, il faut que je réfute les premières accusations dont j’ai été l’objet, et mes premiers accusateurs ; ensuite les accusations récentes et les accusateurs qui viennent de [18b]s’élever contre moi. Car, Athéniens, j’ai beaucoup d’accusateurs auprès de vous, et depuis bien des années, qui n’avancent rien qui ne soit faux, et que pourtant je crains plus qu’Anytus et ceux qui se joignent à lui, bien que ceux-ci soient très redoutables ; mais les autres le sont encore beaucoup plus. Ce sont eux, Athéniens, qui, s’emparant de la plupart d’entre vous dès votre enfance, vous ont répété, et vous ont fait accroire qu’il y a un certain Socrate, homme savant, qui s’occupe de ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, et qui d’une mauvaise cause en sait faire une bonne. [18c]Ceux qui répandent ces bruits, voilà mes vrais accusateurs ; car, en les entendant, on se persuade que les hommes, livrés à de pareilles recherches, ne croient pas qu’il y ait des Dieux. D’ailleurs, ces accusateurs sont en fort grand nombre, et il y a déjà longtemps qu’ils travaillent à ce complot, et puis ils vous ont prévenus de cette opinion dans l’âge de la crédulité ; car alors vous étiez enfants pour la plupart, ou dans la première jeunesse : ils m’accusaient donc auprès de vous tout à leur aise, plaidant contre un homme qui ne se défend pas ; et ce qu’il y a de plus bizarre, c’est qu’il ne m’est pas permis de connaître, ni de nommer [18d] mes accusateurs, à l’exception d’un certain faiseur de comédies. Tous ceux qui, par envie et pour me décrier, vous ont persuadé de ces faussetés, et ceux qui, persuadés eux-mêmes, ont persuadé les autres, échappent à toute poursuite, et je ne puis ni les appeler devant vous, ni les réfuter ; de sorte que je me vois réduit à combattre des fantômes, et à me défendre sans que personne m’attaque. Ainsi mettez-vous dans l’esprit que j’ai affaire à deux sortes d’accusateurs, comme je viens de le dire ; les uns qui m’ont accusé depuis longtemps, les autres qui m’ont cité en dernier lieu ; et croyez, je vous prie, [18e]qu’il est nécessaire que je commence par répondre aux premiers ; car ce sont eux que vous avez d’abord écoutés, et ils ont fait plus d’impression sur vous que les autres.

Eh bien donc, Athéniens, il faut se défendre, [19a] et tâcher d’arracher de vos esprits une calomnie qui y est déjà depuis longtemps, et cela en aussi peu d’instants. Je souhaite y réussir, s’il en peut résulter quelque bien pour vous et pour moi ; je souhaite que cette défense me serve ; mais je regarde la chose comme très difficile, et je ne m’abuse point à cet égard. Cependant qu’il arrive tout ce qu’il plaira aux dieux, il faut obéir à la loi, et se défendre.

Reprenons donc dans son principe l’accusation [19b] sur laquelle s’appuient mes calomniateurs, et qui a donné à Mélitus la confiance de me traduire devant le tribunal. Voyons ; que disent mes calomniateurs ? Car il faut mettre leur accusation dans les formes, et la lire comme si, elle était écrite, et le serment prêté : Socrate est un homme dangereux, qui, par une curiosité criminelle, veut pénétrer ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, fait une bonne cause d’une mauvaise,[19c] et enseigne aux autres ces secrets pernicieux. Voilà l’accusation ; c’est ce que vous avez vu dans la comédie d’Aristophane, où l’on représente un certain Socrate, qui dit qu’il se promène dans les airs, et autres semblables extravagances sur des choses où je n’entends absolument rien ; et je ne dis pas cela pour déprécier ce genre de connaissances, s’il y a quelqu’un qui y soit habile (et que Mélitus n’aille pas me faire ici de nouvelles affaires) ; mais c’est qu’en effet, je ne me suis jamais mêlé de ces matières, et je puis en prendre à témoin la plupart d’entre vous. Je vous conjure donc tous tant que vous êtes avec qui j’ai conversé, et il y en a ici un fort grand nombre, je vous conjure de déclarer si, vous m’avez jamais entendu parler de ces sortes de sciences, ni de près ni de loin ; Par là, vous jugerez des autres parties de l’accusation, où il n’y a pas un mot de vrai. Et si l’on vous dit que je me mêle d’enseigner, et que j’exige un salaire, c’est encore une fausseté. Ce n’est pas que je ne trouve fort beau de pouvoir instruire les hommes, comme font Gorgias de Léontium,  Prodicus de Cos, et Hippias d’Élis. Ces illustres personnages parcourent toute la Grèce, attirant les jeunes gens qui pourraient, sans aucune dépense, s’attacher [20a] à tel de leurs concitoyens qu’il leur plairait de choisir ; ils savent leur persuader de laisser là leurs concitoyens, et de venir à eux : ceux-ci les paient bien, et leur ont encore beaucoup d’obligation. J’ai ouï dire aussi qu’il était arrivé ici un homme de Paros, qui est fort habile ; car m’étant trouvé l’autre jour chez un homme qui dépense plus en sophistes que tous nos autres, citoyens ensemble, Callias, fils d’Hipponicus, je m’avisai de lui dire, en parlant de ses deux fils : Callias, si, pour enfants, tu avais deux jeunes chevaux ou [20b] deux jeunes taureaux, ne chercherions-nous pas à les mettre entre les mains d’un habile homme, que nous paierions bien, afin qu’il les rendît aussi beaux et aussi bons qu’ils peuvent être, et qu’il leur donnât toutes les perfections de leur nature ? Et cet homme, ce serait probablement un cavalier ou un laboureur. Mais, puisque pour enfants tu as des hommes, à qui as-tu résolu de les confier ? Quel maître avons-nous en ce genre, pour les vertus de l’homme et du citoyen ? Je m’imagine qu’ayant des enfants, tu as dû penser à cela ? As-tu quelqu’un ? lui dis-je. Sans doute, me répondit-il. Et qui donc ? repris-je ; d’où est-il ? Combien prend-il ? C’est Évène, Socrate, me répondit Callias ; il est de Paros, et prend cinq mines. Alors je félicitai Évène, s’il était vrai qu’il eût ce talent, et qu’il l’enseignât à si bon marché. Pour moi, j’avoue[20c] que je serais bien fier et bien glorieux, si j’avais cette habileté ; mais malheureusement je ne l’ai point, Athéniens.

Et ici quelqu’un de vous me dira sans doute :

Mais, Socrate, que fais-tu donc ? Et d’où viennent ces calomnies que l’on a répandues contre toi ? Car si tu ne faisais rien de plus ou autrement que les autres, on n’aurait jamais tant parlé de toi. Dis-nous donc ce que c’est, afin que nous ne portions pas un jugement téméraire. [20d] Rien de plus juste assurément qu’un pareil langage ; et je vais tâcher de vous expliquer ce qui m’a fait tant de réputation et tant d’ennemis. Écoutez-moi ; quelques-uns de vous croiront peut-être que je ne parle pas sérieusement ; mais soyez bien persuadés que je ne vous dirai que la vérité. En effet, Athéniens, la réputation que j’ai acquise vient d’une certaine sagesse qui est en moi. Quelle est cette sagesse ? C’est peut-être une sagesse purement humaine ; et je cours grand risque de n’être sage que de celle-là, tandis que les hommes dont je viens de vous parler [20e] sont sages d’une sagesse bien plus qu’humaine. Je n’ai rien à vous dire de cette sagesse supérieure, car je ne l’ai point ; et qui le prétend en impose et veut me calomnier. Mais je vous conjure, Athéniens, de ne pas vous émouvoir, si ce que je vais vous dire vous paraît d’une arrogance extrême ; car je ne vous dirai rien qui vienne de moi, et je ferai parler devant vous une autorité digne de votre confiance ; je vous donnerai de ma sagesse un témoin qui vous dira si elle est, et quelle elle est ; et ce témoin c’est le dieu de Delphes. Vous connaissez tous [21a] Chéréphon, c’était mon ami d’enfance ; il l’était aussi de la plupart d’entre vous ; il fut exilé avec vous, et revint avec vous. Vous savez donc quel homme c’était que Chéréphon, et quelle ardeur il mettait dans tout ce qu’il entreprenait. Un jour, étant allé à Delphes, il eut la hardiesse de demander à l’oracle (et je vous prie encore une fois de ne pas vous émouvoir de ce que je vais dire) ; il lui demanda s’il y avait au monde un homme plus sage que moi : la Pythie lui répondit qu’il n’y en avait aucun. A défaut de Chéréphon, qui est mort, son frère, qui est ici, [21b] pourra vous le certifier. Considérez bien, Athéniens, pourquoi je vous dis toutes ces choses, c’est uniquement pour vous faire voir d’où viennent les bruits qu’on a fait courir contre moi.

Quand je sus la réponse de l’oracle, je me dis en moi-même : que veut dire le dieu ? Quel sens cachent ses paroles ? Car je sais bien qu’il n’y a en moi aucune sagesse, ni petite ni grande ; Que veut-il donc dire, en me déclarant le plus sage des hommes ? Car enfin il ne ment point ; un dieu ne saurait mentir. Je fus longtemps dans une extrême perplexité sur le sens de l’oracle, jusqu’à ce qu’enfin, après bien des incertitudes, je pris le parti que vous allez entendre pour [21c] connaître l’intention du dieu. J’allai chez un de nos concitoyens, qui passe pour un des plus sages de la ville ; et j’espérais que là, mieux qu’ailleurs, je pourrais confondre l’oracle, et lui dire : tu as déclaré que je suis le plus sage des hommes, et celui-ci est plus sage que moi. Examinant donc cet homme, dont je n’ai que faire de vous dire le nom, il suffit que c’était un de nos plus grands politiques, et m’entretenant avec lui, je trouvai qu’il passait pour sage aux yeux de tout le monde, surtout aux siens, et qu’il ne l’était point. Après cette découverte, je m’efforçai de lui faire voir qu’il n’était nullement ce qu’il croyait être ; et voilà déjà ce qui me rendit odieux [21d] à cet homme et à tous ses amis, qui assistaient à notre conversation. Quand je l’eus quitté, je raisonnai ainsi en moi-même : je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux ; mais il y a cette différence que lui, il croit savoir, quoiqu’il ne sache rien ; et que moi, si je me sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu’en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois pas savoir [21e] ce que je ne sais point. De là, j’allai chez un autre, qui passait encore pour plus sage que le premier ; je trouvai la même chose, et je me fis là de nouveaux ennemis. Cependant je ne me rebutai point ; je sentais bien quelles haines j’assemblais sur moi ; j’en étais affligé, effrayé même : malgré cela, je crus que je devais préférer à toutes choses la voix du dieu, et, pour en trouver le véritable sens, aller de porte en porte chez tous ceux [22a] qui avaient le plus de réputation ; et je vous jure, Athéniens, car il faut vous dire la vérité, que voici le résultat que me laissèrent mes recherches : ceux qu’on vantait le plus me satisfirent le moins, et ceux dont on n’avait aucune opinion, je les trouvai beaucoup plus près de la sagesse. Mais il faut achever de vous raconter mes courses et les travaux que j’entrepris pour m’assurer de la vérité de l’oracle. Après les politiques, je m’adressai [22b] aux poètes, tant à ceux qui font des tragédies qu’aux poètes dithyrambiques et autres, ne doutant point que je ne prisse là sur le fait mon ignorance et leur supériorité. Prenant ceux de leurs ouvrages qui me paraissaient travaillés avec le plus de soin, je leur demandai ce qu’ils avaient voulu dire, désirant m’instruire dans leur entretien. J’ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité ; mais il faut pourtant vous la dire. De tous ceux qui étaient là présents, il n’y en avait presque pas un qui ne fut capable de rendre compte de ces poèmes mieux que ceux qui les avaient faits. Je reconnus donc bientôt que ce n’est pas la raison qui, dirige le poète, mais une sorte d’inspiration naturelle, [22c] un enthousiasme semblable à celui qui transporte le prophète et le devin, qui disent tous de fort belles choses, mais sans rien comprendre à ce qu’ils disent. Les poètes me parurent dans le même cas, et je m’aperçus en même temps qu’à cause de leur talent pour la poésie, ils se croyaient sur tout le reste les plus sages des hommes ; ce qu’ils n’étaient en aucune manière. Je les quittai donc, persuadé que j’étais au dessus d’eux, par le même endroit qui m’avait mis au dessus des politiques.

[22d]  Des poètes, je passai aux artistes. J’avais la conscience de n’entendre rien aux arts, et j’étais bien persuadé que les artistes possédaient mille secrets admirables, en quoi je ne me trompais point. Ils savaient bien des choses que j’ignorais ; et en cela ils étaient beaucoup plus habiles que moi. Mais, Athéniens, les plus habiles me parurent tomber dans les mêmes défauts que les poètes ; il n’y en avait pas un qui, parce qu’il excellait, dans son art, ne crut très bien savoir les choses les plus importantes, et cette folle présomption [22e] gâtait leur habileté ; de sorte que, me mettant à la place de l’oracle, et me demandant à moi-même lequel j’aimerais mieux ou d’être tel que je suis, sans leur habileté et aussi sans leur ignorance ; ou d’avoir leurs avantages avec leurs défauts ; je me répondis à moi-même et à l’oracle : j’aime mieux être comme je suis. Ce sont ces recherches, Athéniens, qui ont excité contre [23a]  moi tant d’inimitiés dangereuses ; de là toutes les calomnies répandues sur mon compte, et ma réputation de sage ; car tous ceux qui m’entendent croient que je sais toutes les choses sur lesquelles je démasque l’ignorance des autres. Mais, Athéniens, la vérité est qu’Apollon seul est sage, et qu’il a voulu dire seulement, par son oracle, que toute la sagesse humaine n’est pas grand-chose, ou même qu’elle n’est rien ; et il est évident que l’oracle ne parle pas ici de moi, mais qu’il s’est servi de mon nom comme d’un[23b] exemple, et comme s’il eût dit à tous les hommes : le plus sage d’entre vous, c’est celui qui, comme Socrate, reconnaît que sa sagesse n’est rien. Convaincu de cette vérité, pour m’en assurer encore davantage, et pour obéir au dieu, je continue ces recherches, et vais examinant tous ceux de nos concitoyens et des étrangers, en qui j’espère trouver la vraie sagesse ; et quand je ne l’y trouve point, je sers d’interprète à l’oracle, en leur faisant voir qu’ils ne sont point sages. Cela m’occupe si fort, que je n’ai pas eu le temps d’être un peu utile à la république, ni à ma [23c]famille ; et mon dévouement au service du dieu m’a mis dans une gêne extrême. D’ailleurs, beaucoup de jeunes gens, qui ont du loisir, et qui appartiennent à de riches familles, s’attachent à moi, et prennent un grand plaisir à voir de quelle manière j’éprouve les hommes ; eux-mêmes ensuite tâchent de m’imiter, et se mettent à éprouver ceux qu’ils rencontrent ; et je ne doute pas qu’ils ne trouvent une abondante moisson ; car il ne manque pas de gens qui croient tout savoir, quoiqu’ils ne sachent rien, ou très peu de chose. Tous ceux qu’ils convainquent ainsi d’ignorance s’en prennent à moi, et non pas à eux, et vont disant qu’il y a un certain Socrate, [23d] qui est une vraie peste pour les jeunes gens ; et quand on leur demande ce que fait ce Socrate, ou ce qu’il enseigne, ils n’en savent rien ; mais, pour ne pas demeurer court, ils mettent en avant ces accusations banales qu’on fait ordinairement aux philosophes, qu’il recherche ce qui se passe dans le ciel et sous la terre ; qu’il ne croit point aux dieux, et qu’il rend bonnes les plus mauvaises causes ; car ils n’osent dire ce qui en est, que Socrate les prend sur le fait, et montre qu’ils [23e]font semblant de savoir, quoiqu’ils ne sachent rien. Intrigants, actifs et nombreux, parlant de moi d’après un plan concerté et avec une éloquence fort capable de séduire, ils vous ont depuis longtemps rempli les oreilles des bruits les plus perfides, et poursuivent sans relâche leur système de calomnie. Aujourd’hui ils me détachent Mélitus, Anytus et Lycon. [24a] Mélitus représente les poètes ; Anytus, les politiques et les artistes ; Lycon, les orateurs. C’est pourquoi, comme je le disais au commencement, je regarderais comme un miracle, si, en aussi peu de temps, je pouvais détruire une calomnie qui a déjà de vieilles racines dans vos esprits.

Vous avez entendu, Athéniens, la vérité toute pure ; je ne vous cache et ne vous déguise rien, quoique je n’ignore pas que tout ce que je dis ne fait qu’envenimer la plaie ; et c’est cela même qui prouve que je dis la vérité, et que [24b] je ne me suis pas trompé sur la source de ces calomnies : et vous vous en convaincrez aisément, si vous voulez vous donner la peine d’approfondir cette affaire, ou maintenant ou plus tard.

Voilà contre mes premiers accusateurs une apologie suffisante ; venons présentement aux derniers, et tâchons de répondre à Mélitus, cet homme de bien, si attaché à sa patrie, à ce qu’il assure. Reprenons cette dernière accusation comme nous avons fait la première ; voici à peu près comme elle est conçue : Socrate est coupable, en ce qu’il corrompt les jeunes gens, ne reconnaît pas la religion de l’Etat, et met à [24c] la place des extravagances démoniaques. Voilà l’accusation ; examinons-en tous les chefs l’un après l’autre.

Il dit que je suis coupable, en ce que je corromps les jeunes gens. Et moi, Athéniens, je dis que c’est Mélitus qui est coupable, en ce qu’il se fait un jeu des choses sérieuses, et, de gaieté de cœur, appelle les gens en justice pour faire semblant de se soucier beaucoup de choses dont il ne s’est jamais mis en peine ; et je m’en vais vous le prouver. Viens ici, Mélitus ; dis-moi : y a-t-il rien que tu aies tant à cœur que de rendre les [24d] jeunes gens aussi vertueux qu’ils peuvent l’être ?

Mélitus

Non, sans doute.

Socrate

Eh bien donc, dis à nos juges qui est-ce qui est capable de rendre les jeunes gens meilleurs ? Car il ne faut pas douter que tu ne le saches, puisque cela t’occupe si fort. En effet, puisque tu as découvert celui qui les corrompt, et que tu l’as dénoncé devant ce tribunal, il faut que tu dises qui est celui qui peut les rendre meilleurs. Parle, Mélitus… tu vois que tu es interdit, et ne sais que répondre : cela ne te semble-t-il pas honteux, et n’est-ce pas une preuve certaine que tu ne t’es jamais soucié de l’éducation de la jeunesse ? Mais, encore une fois, digne Mélitus, dis-nous qui peut rendre les jeunes gens meilleurs ?

Mélitus

[24e] Les lois.

Socrate

Ce n’est pas là, excellent Mélitus, ce que je te demande. Je te demande qui est-ce ? Quel est l’homme ? Il est bien sûr que la première chose qu’il faut que cet homme sache, ce sont les lois.

Mélitus

Ceux que tu vois ici, Socrate ; les juges.

Socrate

Comment dis-tu, Mélitus ? Ces juges sont capables d’instruire les jeunes gens, et de les rendre meilleurs ?

Socrate

Sont-ce tous ces juges, ou y en a-t-il parmi eux qui le puissent, et d’autres qui ne le puissent pas ?

Mélitus

Tous.

Socrate

A merveille, par Junon ; tu nous as trouvé un grand nombre de bons précepteurs. Mais poursuivons ; et tous ces citoyens qui nous écoutent, peuvent-ils aussi  rendre les jeunes [25a]gens meilleurs, ou ne le peuvent-ils pas ?

Mélitus

Ils le peuvent aussi.

Socrate

Et les sénateurs ?

Mélitus

Les sénateurs aussi.

Socrate

Mais, mon cher Mélitus, tous ceux qui assistent aux assemblées du peuple ne pourraient-ils donc pas corrompre la jeunesse, ou sont-ils aussi tous capables de la rendre vertueuse ?

Mélitus

Ils en sont tous capables.

Socrate

Ainsi, selon toi, tous les Athéniens peuvent être utiles à la jeunesse, hors moi ; il n’y a que moi qui la corrompe : n’est-ce pas là ce que tu dis ?

Mélitus

C’est cela même.

Socrate

En vérité, il faut que j’aie bien du malheur ; mais continue de me répondre. Te paraît-il qu’il en soit de même des chevaux ? Tous les hommes [25b] peuvent-ils les rendre meilleurs, et n’y en a-t-il qu’un seul qui ait le secret de les gâter ? Ou est-ce tout le contraire ? N’y a-t-il qu’un seul homme, ou un bien petit nombre, savoir les écuyers, qui soient capables de les dresser ? Et les autres hommes, s’ils veulent les monter et s’en servir, ne les gâtent-ils pas ? N’en est-il pas de-même de tous les animaux ? Oui, sans doute, soit qu’Anytus et toi, vous en conveniez ou que vous n’en conveniez point ; et, en vérité, ce serait un grand bonheur pour la jeunesse, qu’il n’y eût [25c] qu’un seul homme qui pût la corrompre, et que tous les autres pussent la rendre vertueuse. Mais tu as suffisamment prouvé, Mélitus, que l’éducation de la jeunesse ne t’a jamais fort inquiété ; et tes discours viennent de faire paraître clairement que tu ne t’es jamais occupé de la chose même pour laquelle tu me poursuis.

D’ailleurs, je t’en prie, au nom de Jupiter, Mélitus, réponds à ceci : lequel est le plus avantageux, d’habiter avec des gens de bien, ou d’habiter avec des méchants ? Réponds-moi, mon ami ; car je ne te demande rien de difficile. N’est-il pas vrai que les méchants font toujours quelque mal à ceux qui les fréquentent, et que les bons font toujours quelque bien à ceux qui vivent avec eux ?

Mélitus

Sans doute.

Socrate

[25d] Y a-t-il donc quelqu’un qui aime mieux recevoir du préjudice de la part de ceux qu’il fréquente, que d’en recevoir de l’utilité ? Réponds-moi, Mélitus ; car la loi ordonne de répondre. Y a-t-il quelqu’un qui aime mieux recevoir du mal que du bien ?

Mélitus

Non, il n’y a personne.

Socrate

Mais voyons, quand tu m’accuses de corrompre la jeunesse, et de la rendre plus méchante, dis-tu que je la corromps à dessein, ou sans le vouloir ?

Mélitus

A dessein.

Socrate

Quoi donc ! Mélitus, à ton âge, ta sagesse surpasse-t-elle de si loin la mienne à l’âge ou je suis parvenu, que tu saches fort bien que les méchants fassent toujours du mal à ceux qui [25e] les fréquentent et que les bons leur font du bien, et que moi je sois assez ignorant pour ne savoir pas qu’en rendant méchant quelqu’un de ceux qui ont avec moi un commerce habituel, je m’expose à en recevoir du mal, et pour ne pas laisser malgré cela de m’attirer ce mal, le voulant et le sachant ? En cela, Mélitus, je ne te crois point, et je ne pense pas qu’il y ait un homme au monde qui puisse te croire. Il faut de deux choses l’une, ou que je ne corrompe pas les [26a] jeunes gens ; ou, si je les corromps, que ce soit malgré moi, et sans le savoir : et, dans tous les cas, tu es un imposteur. Si c’est malgré moi que je corromps la jeunesse, la loi ne veut pas qu’on appelle en justice pour des fautes involontaires ; mais elle veut qu’on prenne en particulier ceux qui les commettent, et qu’on les instruise ; car il est bien sûr qu’étant instruit, je cesserai de faire ce que je fais malgré moi : mais tu t’en es bien gardé ; tu n’as pas voulu me voir et m’instruire, et tu me traduis devant ce tribunal, où la loi veut qu’on cite ceux qui ont mérité des punitions, et non pas ceux qui n’ont besoin que de remontrances. Ainsi, Athéniens, voilà une [26b] preuve bien évidente de ce que je vous disais, que Mélitus ne s’est jamais mis en peine de toutes ces choses-là, et qu’il n’y a jamais pensé. Cependant, voyons ; dis-nous comment je corromps les jeunes gens : n’est-ce pas, selon ta dénonciation écrite, en leur apprenant à ne pas reconnaître les dieux que reconnaît la patrie, et en leur enseignant des extravagances sur les démons ? N’est-ce pas là ce que tu dis ?

Mélitus

Précisément.

Mélitus

[26d] Je t’accuse de ne reconnaître aucun dieu.

Socrate

O merveilleux Mélitus ! pourquoi dis-tu cela ? Quoi ! je ne crois pas, comme les autres hommes, que le soleil et la lune sont des Dieux ?

Mélitus

Non, par Jupiter, Athéniens, il ne le croit pas ; car il dit que le soleil est une pierre, et la lune une terre.

Socrate

Tu crois accuser Anaxagore, mon cher Mélitus, et tu méprises assez nos juges, tu les crois assez ignorants pour penser qu’ils ne savent pas que les livres d’Anaxagore de Clazomènes sont pleins de pareilles assertions. D’ailleurs, les jeunes gens viendraient-ils chercher auprès de moi avec tant d’empressement une doctrine qu’ils pourraient aller à tout moment entendre débiter à [26e]l’orchestre, pour une drachme tout au plus, et qui leur donnerait une belle occasion de se moquer de Socrate, s’il s’attribuait ainsi des opinions qui ne sont pas à lui, et qui sont si étranges et si absurdes ? Mais dis-moi, au nom de Jupiter, prétends-tu que je ne reconnais aucun dieu ?

Mélitus

Oui, par Jupiter, tu n’en reconnais aucun.

Socrate

En vérité, Mélitus, tu dis là des choses incroyables, et auxquelles toi-même, à ce qu’il me semble, tu ne crois pas. Pour moi, Athéniens, il me paraît que Mélitus est un impertinent, qui n’a intenté cette accusation que pour m’insulter, et par une audace de jeune homme ; il est venu ici [27a] pour me tenter, en proposant une énigme, et disant en lui-même : voyons si Socrate, cet homme qui, passe pour si sage, reconnaîtra que je me moque, et que je dis des choses qui se contredisent, ou si je le tromperai, lui et tous les auditeurs. En effet, il paraît entièrement se contredire dans son accusation ; c’est comme s’il disait : Socrate est coupable en ce qu’il ne reconnaît pas de dieux, et en ce qu’il reconnaît des dieux ; vraiment c’est là se moquer. Suivez-moi, je vous en prie, Athéniens, et examinez avec moi en quoi je pense qu’il se contredit. Réponds, [27b] Mélitus ; et vous, juges, comme je vous en ai conjurés au commencement, souffrez que je parle ici à ma manière ordinaire. Dis, Mélitus ; y a-t-il quelqu’un dans le monde qui croie qu’il y ait des choses humaines, et qui ne croie pas qu’il y ait des hommes ? Juges, ordonnez qu’il réponde et qu’il ne fasse pas tant de bruit. Y a-t-il quelqu’un qui croie qu’il y a des règles pour dresser les chevaux, et qu’il n’y a pas de chevaux ? des airs de flûte, et point de joueurs de flûte ? Il n’y a personne, excellent Mélitus. C’est moi qui te le dis, puisque tu ne veux pas répondre, et qui le dis à toute l’assemblée. Mais réponds à ceci : Y a-t-il quelqu’un qui admette quelque chose relatif aux démons, et qui croie [27c] pourtant qu’il n’y a point de démons ?

Mélitus

Non, sans doute.

Socrate

Que tu m’obliges de répondre enfin, et à grand-peine, quand les juges t’y forcent ! Ainsi tu conviens que j’admets et que j’enseigne quelque chose sur les démons : que mon opinion soit nouvelle ou soit ancienne, toujours est-il, d’après toi-même, que j’admets quelque chose sur les démons ; et tu l’as juré dans ton accusation. Mais si j’admets quelque chose sur les démons, il faut nécessairement que j’admette des démons ; n’est-ce pas ? Oui, sans doute ; car je prends ton silence pour un consentement. Or, ne regardons-nous [27d] pas les démons comme des dieux, ou des enfants des dieux ? En conviens-tu, oui ou non ?

Mélitus

J’en conviens.

Socrate

Et par conséquent, puisque j’admets des démons de ton propre aveu, et que les démons sont des dieux, voilà justement la preuve de ce que je disais, que tu viens nous proposer des énigmes, et te divertir à mes dépens, en disant que je n’admets point de dieux, et que pourtant j’admets des dieux, puisque j’admets des démons. Et si les démons sont enfants des dieux, enfants bâtards, à la vérité, puisqu’ils les ont eus de nymphes ou, dit-on aussi, de simples mortelles, qui pourrait croire qu’il y a des enfants des dieux, et qu’il n’y ait pas des dieux ? [27e] Cela serait aussi absurde que de croire qu’il y a des mulets nés de chevaux ou d’ânes, et qu’il n’y a ni ânes ni chevaux. Ainsi, Mélitus, il est impossible que tu ne m’aies intenté cette accusation pour m’éprouver, ou faute de prétexte légitime pour me citer devant ce tribunal ; car que tu persuades jamais à quelqu’un d’un peu de sens, que le même homme puisse croire qu’il y a des choses relatives aux démons et aux dieux, [28a] et pourtant qu’il n’y a ni démons, ni dieux, ni héros, c’est ce qui est entièrement impossible.

Mais je n’ai pas besoin d’une plus longue défense, Athéniens ; et ce que je viens de dire suffit, il me semble, pour faire voir que je ne suis point coupable, et que l’accusation de Mélitus est sans fondement. Et quant à ce que je vous disais au commencement, que j’ai contre moi de vives et nombreuses inimitiés, soyez bien persuadés qu’il en est ainsi ; et ce qui me perdra si je succombe, ce ne sera ni Mélitus ni Anytus, mais l’envie et la calomnie, qui ont déjà fait périr tant de gens de bien, et qui en feront encore périr tant d’autres ; car il ne faut pas espérer [28b] que ce fléau s’arrête à moi.

Mais quelqu’un me dira peut-être : N’as-tu pas honte, Socrate, de t’être attaché à une étude qui te met présentement en danger de mourir ?

Je puis répondre avec raison à qui me ferait cette objection : vous êtes dans l’erreur, si vous croyez qu’un homme, qui vaut quelque chose, doit considérer les chances de la mort ou de la vie, au lieu de chercher seulement, dans toutes ses démarches, si ce qu’il fait est juste ou injuste, et si c’est l’action d’un homme de bien ou d’un méchant. Ce seraient donc, suivant vous, des insensés que tous ces demi-dieux qui moururent au siège de Troie, et particulièrement le fils [28c] de Thétis, qui comptait le danger pour si peu de chose, en comparaison de la honte que la déesse sa mère, qui le voyait dans l’impatience d’aller tuer Hector, lui ayant parlé à peu près en ces termes, si je m’en souviens : « Mon fils, si tu venges la mort de Patrocle, ton ami, en tuant Hector, tu mourras ; car ton trépas doit suivre celui d’Hector ; lui, méprisant le péril et la mort, et [28d] craignant beaucoup plus de vivre comme un lâche, sans venger ses amis : que je meure à l’instant, s’écrie-t-il, pourvu que je punisse le meurtrier de Patrocle, et que je ne reste pas ici exposé au mépris, assis sur mes vaisseaux, fardeau inutile de la terre. » Est-ce là s’inquiéter du danger et de la mort ?

Et en effet, Athéniens, c’est ainsi qu’il en doit être. Tout homme qui a choisi un poste, parce qu’il le jugeait le plus honorable, ou qui y a été placé par son chef, doit, à mon avis, y demeurer ferme, et ne considérer ni la mort, ni le péril, ni rien autre chose que l’honneur. Ce serait donc de ma part une étrange conduite, Athéniens, si, après avoir gardé fidèlement, comme un brave soldat, tous les postes où j’ai [28e] été mis par vos généraux, à Potidée, à Amphipolis et à Délium, et, après avoir souvent exposé ma vie, aujourd’hui que le dieu de Delphes m’ordonne, à ce que je crois, et comme je l’interprète moi-même, de passer mes jours dans l’étude de la philosophie, en m’examinant moi-même, et en examinant les autres, la peur de [29a] la mort, ou quelque autre danger, me faisait abandonner ce poste. Ce serait là une conduite bien étrange, et c’est alors vraiment qu’il faudrait me citer devant ce tribunal comme un impie qui ne reconnaît point de dieux, qui désobéit à l’oracle, qui craint la mort, qui se croit sage, et qui ne l’est pas ; car craindre la mort, Athéniens, ce n’est autre chose que se croire sage sans l’être, car c’est croire connaître ce que l’on ne connaît point. En effet, personne ne connaît ce que c’est que la mort, et si elle n’est pas le plus grand de tous les biens pour l’homme.

[29b] Cependant on la craint, comme si l’on savait certainement que c’est le plus grand de tous les maux. Or, n’est-ce pas l’ignorance la plus honteuse que de croire connaître ce que l’on ne connaît point ? Pour moi, c’est peut-être en cela que je suis différent de la plupart des hommes ; et si j’osais me dire plus sage qu’un autre en quelque chose, c’est en ce que, ne sachant pas bien ce qui se passe après cette vie, je ne crois pas non plus le savoir ; mais ce que je sais bien, c’est qu’être injuste, et désobéir à ce qui est meilleur que soi, dieu ou homme, est contraire au devoir et à l’honneur. Voilà le mal que je redoute et que je veux fuir, parce que je sais que c’est un mal, et non pas de prétendus maux qui peut-être sont des [29c] biens véritables : tellement que si vous me disiez présentement, malgré les instances d’Anytus qui vous a représenté, ou qu’il ne fallait pas m’appeler devant ce tribunal, ou qu’après m’y avoir appelé, vous ne sauriez vous dispenser de me faire mourir, par la raison, dit-il, que si j’échappais, vos fils, qui sont déjà si attachés à la doctrine de Socrate, seront bientôt corrompus sans ressource ; si vous me disiez : Socrate, nous rejetons l’avis d’Anytus, et nous te renvoyons absous ; mais c’est à condition que tu cesseras de philosopher et de faire tes recherches accoutumées ; et si tu y retombes, et que tu sois découvert, tu mourras ; oui, si vous me [29d] renvoyiez à ces conditions, je vous répondrais sans balancer : Athéniens, je vous honore et je vous aime, mais j’obéirai plutôt au dieu qu’à vous ; et tant que je respirerai et que j’aurai un peu de force, je ne cesserai de m’appliquer à la philosophie, de vous donner des avertissements et des conseils, et de tenir à tous ceux que je rencontrerai mon langage ordinaire : ô mon ami ! comment, étant Athénien, de la plus grande ville et la plus renommée pour les lumières et la puissance, ne rougis-tu pas de ne penser qu’à amasser des richesses, à acquérir du crédit et [29e] des honneurs, sans t’occuper de la vérité et de la sagesse, de ton âme et de son perfectionnement ? Et si quelqu’un de vous prétend le contraire, et me soutient qu’il s’en occupe, je ne l’en croirai point sur sa parole, je ne le quitterai point ; mais je l’interrogerai, je l’examinerai, je le confondrai, et si je trouve qu’il ne soit pas vertueux, [30a] mais qu’il fasse semblant de l’être, je lui ferai honte de mettre si peu de prix aux choses les plus précieuses, et d’en mettre tant à celles qui n’en ont aucun. Voilà de quelle manière je parlerai à tous ceux que je rencontrerai, jeunes et vieux, concitoyens et étrangers, mais plutôt à vous, Athéniens, parce que vous me touchez de plus près ; et sachez que c’est là ce que le dieu m’ordonne, et je suis persuadé qu’il ne peut y avoir rien de plus avantageux à la république que mon zèle à remplir l’ordre du dieu : car toute mon occupation est de vous persuader, [30b] jeunes et vieux, qu’avant le soin du corps et des richesses, avant tout autre soin, est celui de l’âme et de son perfectionnement. Je ne cesse de vous dire que ce n’est pas la richesse qui fait la vertu ; mais, au contraire, que c’est la vertu qui fait la richesse, et que c’est de là que naissent tous les autres biens publics et particuliers. Si, en parlant ainsi, je corromps la jeunesse, il faut que ces maximes soient un poison ; car si on prétend que je dis autre chose, on se trompe, ou l’on vous en impose. Ainsi donc, je n’ai qu’à vous dire : Faites ce que demande Anytus, ou ne le faites pas ; renvoyez-moi, ou ne me renvoyez pas, je ne ferai jamais autre chose, quand je devrais [30c] mourir mille fois. Ne murmurez pas, Athéniens, et accordez-moi la grâce que je vous ai demandée, de m’écouter patiemment ; cette patience, à mon avis, ne vous sera pas infructueuse. J’ai à vous dire beaucoup d’autres choses qui, peut-être, exciteront vos clameurs ; mais ne vous livrez pas à ces mouvements de colère, soyez persuadés que si vous me faites mourir, étant tel que je viens de le déclarer, vous vous ferez plus de mal qu’à moi. En effet, ni Anytus ni Mélitus ne me feront aucun mal ; [30d] ils ne le peuvent, car je ne crois pas qu’il soit au pouvoir du méchant de nuire à l’homme de bien. Peut-être me feront-ils condamner à la mort ou à l’exil ou à la perte de mes droits de citoyen, et Anytus et les autres prennent sans doute cela pour de très grands maux ; mais moi je ne suis pas de leur avis ; à mon sens, le plus grand de tous les maux, c’est ce qu’Anytus fait aujourd’hui, d’entreprendre de faire périr un innocent.

Maintenant, Athéniens, ne croyez pas que ce soit pour l’amour de moi que je me défends, comme on pourrait le croire ; c’est pour l’amour de vous, de peur qu’en me condamnant, [30e] vous n’offensiez le dieu dans le présent qu’il vous a fait ; car si vous me faites mourir, vous ne trouverez pas facilement un autre citoyen comme moi, qui semble avoir été attaché à cette ville, la comparaison vous paraîtra peut-être un peu ridicule, comme à un coursier puissant et généreux, mais que sa grandeur même appesantit, et qui a besoin d’un éperon qui l’excite et l’aiguillonne. C’est ainsi que le dieu semble m’avoir choisi pour vous exciter et vous aiguillonner, pour gourmander chacun de [31a] vous, partout et toujours sans vous laisser aucun relâche.

Un tel homme, Athéniens, sera difficile à retrouver, et, si vous voulez m’en croire, vous me laisserez la vie. Mais peut-être que, fâchés comme des gens qu’on éveille quand ils ont envie de s’endormir, vous me frapperez, et, obéissant aux insinuations d’Anytus, vous me ferez mourir sans scrupule ; et après vous retomberez pour toujours dans un sommeil léthargique, à moins que la Divinité, prenant pitié de vous, ne vous envoie encore un homme qui me ressemble. Or, que ce soit elle-même qui m’ait donné à cette ville, c’est ce que vous pouvez aisément reconnaître à cette marque, qu’il y a[31b] quelque chose de plus qu’humain à avoir négligé pendant tant d’années mes propres affaires, pour m’attacher aux vôtres, en vous prenant chacun en particulier, comme un père ou un frère aîné pourrait faire, et en vous exhortant sans cesse à vous appliquer à la vertu. Et si j’avais tiré quelque salaire de mes exhortations, ma conduite pourrait s’expliquer ; mais vous voyez que mes accusateurs mêmes, qui m’ont calomnié avec tant d’impudence, n’ont pourtant pas eu le front de me reprocher et d’essayer de prouver par témoins [31c] que j’aie jamais exigé ni demandé le moindre salaire ; et je puis offrir de la vérité de ce que j’avance un assez bon témoin, à ce qu’il me semble : ma pauvreté.

Mais peut-être paraîtra-t-il inconséquent que je me sois mêlé de donner à chacun de vous des avis

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