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cours 2008-09

:: dire, penser, être (II.1.) ::

 

II. D’UNE PHENOMENOLOGIE DU LANGAGE A L’ETRE COMME POSSIBILITES DE SENS

 

Hypothèse : la phénoménologie du langage constitue cette voie qui conduira à dépasser l’articulation ontologocentrique (métaphysique) des rapports entre dire, penser et être, afin de les repenser ontologiquement

 

1. L’immersion de la conscience

 

La conception leibnizienne de la perception, comme acte de ramener à l’unité une pluralité, nous l’avons dit, permettra le plein avènement de cette nouvelle conception de l’homme comme sujet, en préparant le champ des philosophies de la conscience.

Elle se trouvera prolongée dans la conception kantienne de la conscience comme telle, c’est-à-dire comme « subjectivité transcendantale », statutairement inexposable, car pure condition, laquelle ouvre cette perspective même que la phénoménologie, l’un des courants dominants de la philosophie contemporaine, explorera.

Et c’est à ce titre que HUSSERL, dans ses cours de 1923-24, publiés sous le titre de Philosophie première, cours dans lesquels il se livre à une investigation critique des « motifs phénoménologiques » présents dans la tradition, reconnaît à la philosophie transcendantale kantienne le mérite d’avoir présenté la conception pré-phénoménologique la plus vigoureuse. C’est pourquoi par ailleurs l’on retrouve dans de très nombreux textes de HUSSERL, notamment dans les Idées directrices pour une phénoménologie et dans les Méditations cartésiennes, le sujet transcendantal kantien.

Toutefois, la phénoménologie, bien entendu, se constitue en changeant de plan et d’orientation par rapport à l’idéalisme transcendantal de Kant : en effet, le problème n’est plus guère pour elle d’interroger les conditions de possibilité du monde pour nous — perspective transcendantale —, mais bien de retrouver le sens originaire du monde pour la conscience.

Retrouver le sens originaire du monde pour la conscience, cela suppose que nous commencions par mettre de côté ce que les sciences nous ont appris sur le monde, que nous fassions abstraction de ces savoirs qui constituent notre tradition et commandent le regard que nous portons habituellement sur les choses : la phénoménologie se veut un « anté-rationalisme » et, à ce titre, suppose que s’opère une conversion du regard habituellement porté sur les choses. Il s’agira donc dans un premier temps de soumettre la conscience à l’épreuve d’un dénuement.

C’est la raison pour laquelle Husserl réitère l’acte initial des Méditations métaphysiques de Descartes : le doute. Mais, s’ « il s’agit de reprendre pas à pas la première étape qui nous conduit au Cogito » —, c’est sous la condition de la purifier. En effet, dans les Méditations cartésiennes, la forme que le doute revêt dans les Méditations métaphysiques de Descartes fait l’objet d’une vigoureuse critique : cette critique consiste à souligner que, dès le moment où, chez Descartes, le doute se transforme en négation, où l’on passe de la simple suspension du jugement au rejet catégorique de toute vérité et de toute réalité, on rompt ainsi le mouvement de la réflexion, car un dogmatisme — celui fondé sur une croyance naïve — se trouve abandonné au profit d’un autre dogmatisme — celui découlant d’un rejet absolu. Ainsi la démarche initiée par Descartes au début des Méditations métaphysiques n’accomplit-elle nullement le mouvement qu’elle prétendait pourtant assumer.

Dans la perspective de Husserl, il s’agit donc, au contraire, de pratiquer une suspension véritable du jugement, ce en quoi consiste le doute véritable, c’est-à-dire qui ne se décline pas en une négation radicale, laquelle ne consiste que dans l’envers de notre croyance naïve. C’est cette suspension du jugement, doute cartésien purifié, que Husserl désignera comme épochè phénoménologique : « l’épochè phénoménologique, telle que l’exige de nous la marche des méditations cartésiennes purifiées, inhibe la valeur existentielle du monde objectif ».

Il s’agit de mettre entre parenthèses, hors-circuit, de neutraliser la thèse de l’existence ob-jective des choses, supposées exister en elles-mêmes, indépendamment de la conscience qui en a conscience, mise entre parenthèses coïncidant nécessairement avec celle des savoirs constitués, des savoirs objectifs qui, par nature, présuppose cette existence objective des choses.

Contrairement à nos évidences familières nourries depuis plusieurs siècles — depuis l’avènement de la subjectivité et de la différence sujet-objet — par les « sciences objectives », il s’agit, conformément aux rigueurs de l’épochè, de laisser de présumer que ce qui est, l’étant, aurait une réalité indépendamment de la conscience. Ce qui est n’est jamais que pour une conscience qui le vise, quelle que soit la modalité de cette visée : ce qui est est ce qu’il est possible à la conscience de viser, si bien que le monde ne saurait être réduit à la réalité objective, mais doit être conçu comme pluralité de possibles, se redoublant elle-même des visées possibles de conscience.

En tant que l’épochè se polarise sur le moi conscient lui-même, celui-ci ne saurait non plus continuer d’être déterminé en son être sur le modèle de l’ob-jet, sur le mode de la présence, fût-elle posée comme première : il s’agira de récuser la conception cartésienne de la conscience comme substance, mode premier de la présence, pure coïncidence à soi et pure intériorité, pour reconnaître au contraire qu’elle est en son être même ouverture à ce qui n’est pas elle. Et, dans ce mouvement consistant à récuser la réduction  de la conscience, de la pensée à une « substance pensante », l’on mesure que l’enjeu réside bien en ceci que se trouve de la sorte initié un dépassement de la métaphysique.

C’est en outre parce que la phénoménologie procède à cette désubstantialisation de la conscience que, symétriquement, l’être des choses refait question : puisque « l’épochè est la méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme moi pur, avec la vie de conscience pure qui m’est propre, vie dans et par laquelle le monde objectif existe pour moi, tel justement qu’il existe pour moi » (Méditations cartésiennes, p. 18), les choses ne pourront plus être réduites en leur être à des réalités ob-jectives, mais devront être pensées telles justement qu’elles sont vécues par la conscience.

La conscience, en effet, ne se présente jamais seule, mais toujours en liaison avec un « objet », un « contenu » de pensée, nécessairement autre qu’elle-même ; elle est  nécessairement et essentiellement un rapport à autre chose qu’elle-même. En d’autres termes, la conscience n’a aucune réalité en elle-même, comme « substance », mais seulement comme rapport à un autre qu’elle-même, à cet autre qui constitue parce qu’elle en a conscience un vécu pour elle, un « vécu de conscience ».

La conscience est donc mouvement de visée, dépassement vers autre chose qu’elle-même (« toute conscience est conscience de (quelque chose) », pour reprendre la célèbre formule que Husserl emprunte à Brentano en la reprenant à son compte), c’est-à-dire intentionnalité. L’intentionnalité, essence de la conscience, signifie que ce dont la conscience a conscience n’est certes pas « contenu dans » la conscience ― il n’est plus du tout question de renvoyer à une substance, à une conscience comme existence séparée du monde et comme réceptacle de représentations. La  conscience  en  effet  ne   se « remplit » pas de ces représentations, pas plus qu’elle ne les « possède » ; elle est au contraire ouverture, dépassement d’elle-même vers un autre qu’elle-même ― intentionnelle, donc.

Entre elle et le monde, nulle distance ne saurait être maintenue, ce que faisaient les anciennes philosophies du sujet : la conscience n’est pas distincte ni distante du monde, elle n’est pas « spectatrice » du monde ; elle est au contraire immergée dans le monde, liée à lui, comme dira Merleau-Ponty, sur le mode de l’ « entrelacs ».

En tant, à présent, qu’elle se polarise sur le monde — l’autre de la conscience —, l’épochè va devoir conduire à décrire le mode sur lequel les choses nous apparaissent, constituent pour la conscience des vécus intentionnels.

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Annexe 1 : la donation par esquisse (la perception chez Husserl)

Or, c’est précisément sur le mode du rapport perceptif que le monde est donné le plus originairement à la conscience : la perception, comme le dit Husserl, est « l’intuition donatrice originaire ».

Pour préciser le statut de la perception, nous devons tout d’abord souligner qu’en tant que visée elle met en présence de l’objet lui-même est en original : « le propre de toute conscience percevante est d’être la conscience de la présence corporelle en personne d’un objet individuel » (Ideen, p. 126).

Dans la perception, en effet, la chose est présente en elle-même, « en personne », mais, et ce point essentiel qui relève de l’évidence la plus concrète doit à présent donner lieu à interrogation, elle n’y est pas présente pour autant toute entière : elle n’est pas possédée de part en part.

La limite intrinsèque de toutes les conceptions traditionnelles de la perception résidait en ceci que la présence de la réalité perçue était toujours conçue comme présence totale, si bien que la spécificité de la perception ne pouvait en aucun cas être saisie, ce qui conduisait, comme tel est le cas de façon éclatante chez Descartes, a ramener la perception à un acte intellectuel, à une intellection.

C’est dans la mesure où, chez lui, se trouve soulignée l’évidence concrète du caractère inachevé de la saisie perceptive de la chose, que Husserl rompt avec la tradition. D’ailleurs, le double caractère de la chose perçue, qui est de l’être en elle-même, sans l’être totalement, est cela même qui permet de comprendre que ma conscience et les choses soient distinctes : la chose est transcendante à la conscience, c’est-à-dire se distingue des vécus de conscience eux-mêmes, dans la mesure justement où elle ne devient immanente à la conscience, où elle ne constitue un vécu de conscience qu’à la condition de ne pas se donner tout entière : une chose n’est donnée vraiment qu’en ne l’étant que partiellement, puisque le propre de la chose est de s’opposer au regard, de me transcender.

Par opposition à l’essence des vécus, l’essence de la chose est donc caractérisée par Husserl comme « donation par esquisses », en ceci réside le « mystère de la perception ». Mais ce mystère n’a nullement lieu d’être considéré comme un problème qu’il s’agirait de résoudre : il n’y a là un problème que pour des philosophies fondées sur des dualités abstraites, en particulier celle qui oppose l’être à l’apparaître, et qui reconnaît en ce dernier un manque d’être.

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Annexe 2 : l’apprésentation analogique d’autrui

Phénoménologiquement, poser la question d’autrui revient à interroger les modalités sur lesquelles il m’apparaît, selon lesquelles il y a un autre pour moi : s’interroger sur autrui, c’est se demander comment l’autre m’est (rendu) présent comme vécu (pour ma conscience).

Cette « présence » de l’autre à moi s’effectue selon deux modes : soit cette « présence » est actuelle, auquel cas l’autre m’est présent « en chair et en os » — de même que la conscience percevante me plaçait en présence de la chose visée « en chair et en os » — ; soit cette « présence » est virtuelle et, alors, mon vécu de l’autre a lieu sur le mode de son absence. Mais précisément, ce deuxième mode, à bien l’interroger, me révèle la complexité même de l’altérité : même absent, autrui, pour ainsi dire, habite ma solitude, de sorte qu’autrui n’a pas seulement d’être dans la mesure où je puis lui faire face, mais aussi et surtout en ceci qu’il est ce par quoi se constitue mon rapport à moi-même et au monde.

En toute rigueur, le solipsisme ne peut s’énoncer comme solipsisme qu’en se rapportant à autrui, sur le mode de la négation, de l’absence, laquelle n’est autre que l’envers de la présence : nier la présence d’autrui, cela revient toujours à l’affirmer (voir critique husserlienne du doute cartésien).

Ainsi la grande question de l’altérité est-elle celle de la re-connaissance de l’autre : comment puis-je accéder à cette (autre) conscience qui développe un point de vue singulier, inaliénable sur le monde, ainsi que des significations qui lui sont propres ?

Cette re-connaissance n’advient nullement sur le mode de la connaissance : connaître, c’est toujours en définitive se représenter de façon objective de sorte à ménager une adéquation ; mais l’autre se dérobe à toute objectivation et donc à toute connaissance : je ne saurais le connaître davantage que je ne me connais tel que je serais moi-même. Je ne me connais que tel et pour autant que je m’apparais à moi-même ; de même, pour ce qui concerne autrui, je ne puis accéder à une pleine connaissance de ce qu’il serait : tout au plus puis-je, à partir de la façon dont il m’apparaît, en tant qu’il est pour ma conscience un vécu,  prêter  un  sens  à  ce  qu’il  me  manifeste.  La  saisie  de  l’autre  se  limite  par conséquent à donner une signification, à ­projeter un sens sur ses attitudes, ses expressions, ses gestes, pris comme autant de signes faisant sens pour moi — à partir de mes propres « critères ».

 

Est-ce à dire pour autant que dans le sentiment, dans la « sympathie » comprise au sens étymologique d’une épreuve affective partagée avec l’autre, en tant qu’elle suppose un endormissement des facultés actives et semble se délier par conséquent de toute intellection, l’altérité d’autrui se laisserait mieux saisir ? Rien n’est moins sûr, dans la mesure où se découvre tout autant une voie d’accès à l’altérité de l’autre lorsque je le vis, notamment, dans un rapport d’hostilité, comme, par exemple, dans l’épreuve de la timidité : le timide est pris sous le regard de l’autre, pétrifié par ce regard et, sous le regard qu’il sent peser sur lui, fait une insigne expérience de l’altérité.

Les analyses de Husserl nous permettent de dépasser de telles hésitations ; elles se déploient à partir de la notion d’ « analogie » : autrui c’est d’abord cet autre-moi, cet alter­ ego — il est à la fois le même (analogue à moi-même) et l’autre (autre que moi). Ainsi le rapport que j’ai à l’autre doit-il se trouver doublement placé sous le signe de la proximité et de la distance, de la familiarité et de l’étrangeté.

La saisie d’autrui, immédiate, en ceci qu’elle n’est pas raisonnée, mais intuitionnée (l’intuition étant une vision immédiate, une adhésion avec ce qui est vu, sur un mode prélogique, antéprédicatif), n’en exige pas moins un mode de confirmation qui m’arrache de ma sphère propre, en ceci que je réfère autrui, à partir du mode sur lequel il m’apparaît, au moi, tout autant tributaire de son mode d’apparition (à moi-même).

Ce mode de saisie que Husserl désigne comme « apprésentation analogique d’autrui » est celui sur lequel l’autre se constitue pour moi et sur lequel je constitue l’autre comme autre. Il suppose en outre l’irréductible altérité de l’autre, de sorte que l’ « analogie » se distingue de toute assimilation : comme l’écrit Derrida, précisant les analyses de Husserl, « la nécessité de recourir à l’apprésentation analogique, loin de signifier une réduction analogique assimilante de l’autre au même, confirme et respecte la séparation, la nécessité indépassable de la médiation (non–objective). Si je n’allais pas vers l’autre par voie d’apprésentation analogique, si je l’atteignais immédiatement et originairement, en silence et par communion avec son propre vécu, l’autre cesserait d’être l’autre » (« Violence et métaphysique »).

Ainsi, ici encore, va-t-il s’agir de faire retour sur l’apparaître, afin de saisir comment l’autre m’est primordialement, originairement donné : comme le souligne Lévinas, c’est dans « l’épiphanie du visage » qu’autrui surgit dans mon existence. Et c’est, plus encore, dans l’épreuve du regard que les paradoxes de l’altérité se laissent au mieux saisir : l’appréhension du regard se produit toujours sur fond d’une disparition des yeux, car en regardant l’autre qui me regarde je ne puis voir ce qu’il voit et, à l’inverse, si je regarde ce que l’autre voit, je ne puis voir son regard, de sorte que dans le rapport à autrui relève toujours d’un battement entre le manifeste et le caché.

 

Pour moi, l’autre n’est donc ni simple présence — il n’est pas une chose parmi d’autres, pas plus que je ne le suis moi-même —, ni pure « subjectivité », à laquelle un accès me serait permis sur le mode de la connaissance — pas plus qu’il ne m’est possible de me connaître sous le rapport de la conscience que j’ai de moi-même : le rapport à autrui relève d’une intersubjectivité qui n’est pas pour autant de l’ordre d’une relation entre de pures subjectivités.

Cette intersubjectivité relève par conséquent d’une connivence corporelle originaire entre moi et l’autre, en ceci que la donation d’autrui relève de la perception, plutôt que de la connaissance, et que de surcroît aucun acte intellectuel n’a besoin de se surajouter à la perception que j’en ai : je saisis bien d’abord le corps de l’autre, lequel se signifie à moi comme « habité par » une conscience.

*

Le point de départ que constitue l’immersion de la conscience dans le monde permet de saisir ce que sera une phénoménologie du langage. On comprend en effet pourquoi Merleau-Ponty, reprenant les distinctions saussuriennes, ne propose ni une « eidétique » du langage qui se bornerait à une virtualité abstraite, ni une analyse de la langue comme structure, mais une description (phénoménologique) de la parole, c’est-à-dire d’un vécu concret. Phénoménologiquement, en effet, il ne s’agit plus guère de replacer les langues réelles dans le cadre d’une eidétique de tout langage possible, approche essentialiste qui reconduirait plus ou moins explicitement la référence à une langue parfaite, mais, au contraire, en un mouvement de retour au concret — au « concret de langue », par opposition au « parfait de langue », pour parler comme Claude Hagège — , de partir du sujet parlant, de « mon contact avec la langue que je parle ».

En d’autres termes, il ne s’agit plus de prétendre aborder le langage à partir d’une « conscience spectatrice » détachée de son objet, ce qui revenait à objectiver les langues, mais, au contraire, à partir de la parole comme vécu. Dans cette perspective, l’expérience de la parole (au sens de Saussure) a tout à nous enseigner sur l’essence du langage : pour reprendre les termes de Merleau-Ponty, doit être reconnue à l’expérience de la parole une portée ontologique.

X Etude de « Sur la phénoménologie du langage » (Signes) de Merleau-Ponty.

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