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cours 2009-10

:: les procédures de dévoilement (1) ::

 

 

 

 

 

 

 

LES PROCEDURES DE DEVOILEMENT

 

 

 

 

 

 

 

[La science interroge l’étant] non à la façon d’un écolier

qui se laisse dire tout ce que veut le maître, mais comme

un juge dans l’exercice de ses fonctions qui force les

témoins à répondre aux questions qu’il leur soumet.

 

KANT

 

 

 

 

 

Liminaire

 

 

Bien que le présent cours aborde principalement des questions d’ordre épistémologique, le terme de « procédure » appartient davantage au droit qu’aux sciences, le physicien, par exemple, parlant plutôt de « protocoles ».

 

Si, en son sens le plus général, une « procédure » désigne une manière de procéder en vue de l’obtention d’un résultat et, plus précisément, l’ensemble des procédés mis ainsi en œuvre, le juriste désigne plus spécifiquement par ce terme cette partie du droit concernant la mise en œuvre, l’application des règles de droit au réel concret, en vue de le subsumer sous ce qu’énonce ces règles — de l’apprécier, de l’évaluer et, le cas échéant, de l’infléchir selon ce que disposent ces règles.

 

C’est ainsi dans le cadre strict de règles de procédures que, pour faire écho à la métaphore de Kant, le « juge dans l’exercice de ses fonctions […] force les témoins à répondre aux questions qu’il leur soumet ».

 

Or, en ce chapitre, nous voudrions tout particulièrement considérer les « procédures scientifiques », celles mises en œuvre par les sciences expérimentales surtout, et, dans cette perspective, interroger ces dernières dans leur prétention à connaître le réel, l’étant : il s’agira, en d’autres termes, d’interroger la « vérité » effectivement atteinte par de telles sciences.

 

A ce propos, y a-t-il lieu pour un soupçon, celui-là même énoncé, à propos de la physique classique, par Nietzsche au paragraphe 14 de Par-delà bien et mal : sans nul doute faut-il suspecter d’être infondée l’idée selon laquelle les sciences expérimentales, au premier rang desquelles la physique classique, seraient une « explication du monde » — ne relèveraient-elle pas bien plutôt d’une « interprétation du monde » ? En d’autres termes, les théories des sciences expérimentales consistent-elles bien, comme se le représente largement une culture marquée par l’hégémonie du savoir scientifique, en énoncés vrais, c’est-à-dire adéquats aux domaines d’objets qu’elles entendent connaître ou ne seraient-elles pas au contraire qu’une suite de propositions simplement vraisemblables ?

 

Nous citons donc ici, en redoublement du propos de Kant élu comme épigraphe, le paragraphe 14 de Par-delà bien et mal, dont l’enjeu réside justement en ceci qu’il fait naître un soupçon quant à la vérité des sciences ; et nous voudrions que ce soupçon donne au présent cours son impulsion initiale, la fonction d’une citation étant justement, selon l’étymologie, d’impulser un mouvement.

 

*

 

L’autre terme contenu en notre titre est celui de « dévoilement », terme faisant justement signe vers la « vérité », quoique de façon non encore explicite. Afin de rendre manifeste un tel rapport un détour par l’étymologie une nouvelle fois s’impose.

 

Le terme grec d’λθεια (alètheia), malgré sa traduction latine par veritas, ne renvoie nullement à ce que nous entendons communément et spontanément par « vérité » : en aucun cas ne convoque-t-il le principe d’une adéquation, si lourd de présupposés métaphysiques.

 

Ce que dit le terme grec λθεια fait signe au contraire vers l’acte de faire-passer ce qui est latent, oublié, occulté… à sa pleine manifestation — il désigne l’acte d’un dévoilement, d’un décèlement (Unverborgenheit).

 

Dans la mesure où dans les conceptions originaires grecques se trouvent contenues l’ensemble des possibilités de déploiement ultérieurs, lesquelles constitueront notre culture (occidentale) — nos sciences, en particulier —, sans doute a-t-on beaucoup à apprendre à leur sujet de ce que les Grecs désignaient comme dévoilement (λθεια) : il se pourrait en effet que la vérité des énoncés scientifiques résident dans le  dévoilement.

 

Mais en quoi, plus précisément, la vérité originairement comprise est-elle dévoilement ?

 

Prenons l’exemple de la floraison, ce qui fournira l’occasion de faire se croiser les textes. Les sciences, la biologie, en particulier, laquelle fait du vivant et, notamment, du végétal son ob-jet, prend connaissance du phénomène de la floraison sur un mode déterminé : pour nos sciences, il s’agit toujours d’ « expliquer » un phénomène (en l’occurrence, donc, celui de la floraison) en le ramenant à ce que sont présumées être ses causes : ici, les composants chimiques de la terre et de l’air, les conditions atmosphériques…

 

Mais, pour reprendre le vocabulaire de Nietzsche (Par-delà bien et mal, § 14), ce qui se revendique ici comme explication (du phénomène) pourrait bien plutôt ne consister donc qu’en une certaine interprétation relevant d’une procédure de dévoilement, laquelle serait fondée sur le principe de raison déterminante, principe selon lequel tout ce qui est et arrive a une cause (qui le détermine), et exigeant de ce fait que soit ramené tout phénomène, toute chose à des causes, condition de sa compréhension, de sa « prise en connaissance ».

 

En effet, l’être de ce qui se revendique ici comme explication (vraie) de ce qu’est la réalité (en soi), de ce qui s’affirme comme adéquat à la réalité (du phénomène) pourrait bien ne résider au contraire que dans le dévoilement, ce que nous permet de mieux comprendre encore la mise en rapport que Heidegger opère dans « La Question de la technique » (Essais et conférences) entre l’λθεια et la τέχνη (technè) — mise en rapport qui ne signale aucun égarement de la méditation, bien au contraire (« Où nous sommes-nous égarés ? » demande « La Question de la technique » devant l’inattendu de ce rapport — entre τέχνη et λθεια).

 

La reconnaissance d’un tel rapport s’impose en effet dès lors que sont considérés les deux modes de ce que les Grecs entendaient par ποησις (poïèsis). A cette fin, Heidegger, au début de « La Question de la technique », propose cette traduction d’un passage (205b) du Banquet de Platon : « Tout faire-venir (Veranlassung), pour ce — quel qu’il soit — qui passe et s’avance du non-présent dans la présence, est ποησις, est pro-duction (Hervor-bringen) », ce qu’il explicite de la sorte : « Une pro-duction, ποησις, n’est pas seulement la fabrication artisanale, elle n’est pas seulement l’acte poétique et artistique, qui fait apparaître et informe en image. La φσις, par laquelle la chose s’ouvre d’elle-même, est aussi une pro-duction (Hervor-bringen), est ποησις. La φσις est même ποησις au sens le plus élevé. Car ce qui est présent a en soi (cette possibilité de) s’ouvrir (qui est impliquée dans) la pro-duction, par exemple (la possibilité qu’a) la fleur de s’ouvrir dans la floraison. Au contraire, ce qui est pro-duit par l’artiste ou l’artisan, par exemple la coupe d’argent, n’a pas en soi (la possibilité de) s’ouvrir (impliquée dans) la pro-duction, mais il l’a dans un autre, dans l’artisan et dans l’artiste ».

 

Qu’avons nous à apprendre de tout cela quant au dévoilement ?

 

A l’origine grecque, la floraison, pour poursuivre sur cet exemple, ne semblait donc nullement conçue en rapport avec la causalité, mais comme ce venir-à-l’être-par-soi-même, propre des φσικα (physika) (des choses « naturelles »), de la φσις (physis) — toute autre interprétation que celle de nos sciences modernes, donc. Cet écart, « La Question de la technique », mais aussi Le Principe de raison, nous permettent d’en prendre la pleine mesure. Et c’est en écho à cette conception originaire que, dans cet autre texte, Heidegger propose de lire un vers du poète mystique Angelus Silesius, pourtant contemporain de l’avènement de la physique : « la rose est sans pourquoi — elle fleurit parce qu’elle fleurit », nous dit le poète…

 

Mais ce que nous enseigne par ailleurs « La Question de la technique », laquelle s’ouvre sur un rappel de la conception grecque (portée à l’explicite par Aristote et se prolongeant dans la culture médiévale) de la quadruple causalité, c’est que la causalité est ce qui commande ce que les Grecs appelaient la τέχνη (technè), par opposition à la φσις : l’ordre de la causalité n’est pas la φσις, mais bien la τέχνη, mise en œuvre pour sa part de la (quadruple) causalité. Et, c’est en ceci, de surcroît, que la τέχνη correspond pleinement à l’λθεια, au dévoilement, comme ce mode de la ποησις faisant venir à l’être, pro-duisant, par la mise en œuvre des quatre causes.

 

La τέχνη, ce pro-duire qui est le fait de l’homme — par différence de ce qui se pro-duit de soi-même, la φσις — est précisément ce processus par lequel est fait venir à l’être ce qui auparavant se tenait dans la non-présence : elle est l’λθεια même. Et ce faire-venir (à l’être), mettant en jeu, comme le souligne le texte, la causalité, du même mouvement porte à la connaissance ce qu’il fait venir à partir du champ ouvert par la causalité — est λθεια, « vérité ».

 

Ainsi, le principe de raison, quoique se distinguant de la conception aristotélicienne de la causalité, mais n’en trouvant pas moins en elle, bien sûr, son origine et sa condition,  devra-il être compris, non seulement comme ce principe à partir duquel une connaissance de la « nature » (dans son acception moderne) devient possible, mais, beaucoup plus fondamentalement, comme cet énoncé à partir duquel se trouve déterminé l’étant en son être, précisément comme « nature », c’est-à-dire comme ordre régi par la causalité, comme ordre où tout ce qui est  (l’étant dans son ensemble) n’est que causes et conséquences. C’est pourquoi Le Principe de raison (p. 251 et sq) nous fait glisser de la reconnaissance du principe comme condition de « vérité » (la « vérité » d’un énoncé scientifique résidant en ceci qu’il procède à une explication causale du phénomène qu’il prend pour ob-jet) à sa reconnaissance comme condition d’ob-jectivité (l’être de l’étant se trouvant, à partir du principe, déterminé comme l’ordre d’ob-jets causalement déterminés). En ce point essentiel, se marque la filiation qui relie le principe de raison, fondement des sciences modernes, à la conception originaire de la τέχνη comme λθεια.

 

Voilà ce dont, par ce retour aux conceptions de l’Origine, nous avons pu commencer à prendre la mesure : le dévoilement (λθεια) est cet acte pro-ducteur (de son ob-jet) qui, du même mouvement, est mise en lumière, élucidation, portée à la connaissance (de cet ob-jet).

 

N.B.1 : qu’est-ce qu’au fond qu’un ob-jet pour la science ? l’inconscient, par exemple ? Cet ob-jet, la science le découvre-t-elle ou tout simplement l’invente-t-elle ? La psychanalyse comme toute science, nous le montrerons, pro-duit (selon certaines procédures) son ob-jet du même mouvement qu’elle le porte à la connaissance.

 

N.B.2 : rapport entre sciences et techniques : il nous faudra repenser leur rapport, ce qui nous conduira à renverser celui qui est communément admis (la technique serait un ensemble d’applications des connaissances scientifiques) : l’être de la science réside dans le dévoilement, c’est-à-dire se fonde sur l’essence de la technique (cf. III)

*

Ainsi nous faudra-t-il, en ce chapitre portant principalement sur les sciences expérimentales, mais aussi, donc, sur la technique (et l’art), questionner la prétention de celles-ci à atteindre la vérité : est-il fondé de concevoir la « vérité » effectivement atteinte par ces sciences, à l’instar de ce qui est communément représenté en nos temps marqués par l’hégémonie du savoir scientifique, comme adéquation (de leurs énoncés) au réel ?

 

Sans doute faudra-t-il au contraire, prendre la mesure des présupposés contestables sur lesquels repose une telle croyance, pour reconnaître, à son encontre, que la « vérité » des sciences expérimentales relève de procédures de dévoilement, dont la mise en œuvre détermine en son être ce qui pourra de la sorte être connu. Ainsi la connaissance scientifique pourrait bien se révéler comme pro-ductrice des ob-jets dont elle prend connaissance, en étant commandée dans le déploiement de ses méthodes et l’atteinte de ses résultats par le principe selon lequel tout ce qui est (et arrive) a nécessairement une cause.

 

A ce titre, la science expérimentale pourrait-elle bien devoir être fondamentalement reconnue comme procédant du dévoilement technique, lequel, en tant qu’il mobilise sur le mode de l’arraisonnement l’étant dans sa totalité afin d’en disposer, se fonde sur une certaine interprétation de l’être de l’étant procédant de l’oubli de l’être.

 

 

 

*

*   *

 

 

 

I. DES APORIES DE LA VERITE A LA SUBJECTIVITE LEGISLATRICE

 

1. La recherche d’un critère

2. Le fondement de la loi

3. Le statut d’un principe

 

 

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