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cours 2011-12

:: les procédures de dévoilement I. 3. ::

LES PROCEDURES DE DEVOILEMENT

I. DES APORIES DE LA VERITE A LA SUBJECTIVITE LEGISLATRICE

3. Le statut d’un principe

Pour autant, dans sa version leibnizienne, le principe de raison, même si en lui se fonde nos connaissances objectives, n’est toutefois pas suffisamment lui-même fondé pour permettre de comprendre que, par nécessité, le monde, tel que nous pouvons le connaître, se trouve de part en part régi par la causalité : même si le principe de raison s’autofonde en rendant raison de lui-même, ne se trouve pour autant pas pleinement démontrée sa portée objective.

Dans le prolongement de Leibniz, la Critique de la raison pure procède à la fondation transcendantale de la causalité et résout ainsi ce problème : se trouvera alors établi que tout ce qui constitue le monde tel qu’il est pour nous – l’ensemble des objets, des phénomènes – est causalement déterminé, au point que le monde, la nature se trouveront conçus comme l’ordre des causes et des effets.

L’enjeu de la Critique de la raison pure (1781, pour la première édition), nous l’avons dit, est de tracer cette frontière – tel est le sens étymologique de « critique », dérivé du verbe grec κρινεῖν - entre les domaines, d’une part, où la connaissance est possible et, d’autre part, où nulle connaissance n’étant à l’opposé possible, il n’y a place que pour lacroyance : le génitif de l’intitulé « critique de la raison » doit être entendu dans un sens double, en ceci que la raison, considérée ici en tant seulement que faculté intellectuelle (elle a aussi un usage pratique qui fera l’objet de la Critique de la raison pratique), est à la fois sujet et objet de la critique – elle accomplit en quelques sortes un retour sur soi, pour se considérer elle-même sur un mode critique, c’est-à-dire pour opérer une distinction entre ses différents pouvoirs (celui de la connaissance, d’une part, celui de la croyance, de l’autre).

Or, la mise en œuvre d’une telle critique (de la raison par elle-même), décisive pour la théorie de la connaissance, car une fois qu’elle aura été accomplie il ne sera plus possible de prétendre connaître ce qui aura été établi comme statutairement inconnaissable, suppose, comme y insiste la Préface, l’accomplissement d’une « révolution », au sens d’un changement radical de perspective dans l’ordre des rapports entre lesujet connaissant et la réalité objective : il s’agit d’opérer, dans le cadre de la théorie de la connaissance, une révolution analogue à celle accomplie par Copernic, donnant ainsi, en rupture par rapports aux anciennes cosmogonies (géocentriques) héritées d’Aristote et de Ptolémée, son impulsion à l’astronomie comme science, laquelle repose sur la théorie héliocentrique (Critique de la raison pure, pp. 18-19).

De façon générale, c’est-à-dire dans l’ordre d’une théorie de la connaissance, ce changement de perspective revient à cesser de présumer que l’acte de connaissance consiste pour notre faculté de connaître à se « régler sur l’objet », lequel se trouve alors conçu comme préexistant et connu en tant que tel, pour, au contraire, considérer que la réalité objective ne nous est jamais connue que relativement au pouvoir(subjectif) que nous avons de la connaître, que relativement à ces facultés constitutives de la subjectivité connaissante. Ainsi abandonne-t-on le réalisme naïf, dans lequel s’enferraient les empiristes, pour adopter la perspective transcendantale, dont le corollaire réside dans la reconnaissance de ce que nous ne pouvons jamais connaître que le monde tel qu’il est pour nousrelativement à nos facultés – et, en aucun cas, le monde tel qu’il serait en soi.

L’adoption de la perspective transcendantale, laquelle reconnaît donc que les conditions de la connaissance (du monde pour nous, du monde phénoménal) résident dans l’ordre de la subjectivité, impose donc d’exposer ces conditions subjectives (du monde tel qu’il est pour nous et nous est connaissable).

Or, pour reprendre une très célèbre formule de la Critique de la raison pure (p. 76), « sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné ; sans l’entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans matière sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles ». La connaissance suppose bien évidemment, et pour le dire ainsi, le fonctionnement conjoint de lasensibilité et de l’entendement (ainsi sera spécifiquement désignée la raison en tant qu’elle se rapporte au donné sensible) :  ce qui nous est connaissable doit à la fois nous être donné dans l’ « intuition », c’est-à-dire saisi dans un rapport sensible par notre faculté sensible, la sensibilité, et « pensé » selon des règles intellectuelles, par notrefaculté intellectuelle, la raison ou, plus exactement, donc, en tant qu’elle est faculté de connaître, l’entendement. C’est pourquoi la Critique de la raison pure va procéder à l’exposition transcendantale de ces deux facultés (mais aussi de l’imagination, autre faculté, dont il sera reconnu qu’elle joue un rôle elle aussi, et non le moindre, dans l’activité connaissante).

C’est ainsi qu’en sa première partie la Critique de la raison pure, intitulée « Esthétique transcendantale » (où « esthétique » est à entendre au sens étymologique de ce qui se rapporte à la sensibilité), vont être exposées les formes pures de la sensibilité que sont l’espace et le temps : cela revient à reconnaître que ni l’espace, ni le temps ne sont des êtres réels, qu’ils ne sont pas davantage des propriétés des choses ou des rapports entre les choses, mais justement des formes a priori de la sensibilité, c’est-à-dire susceptibles d’être représentés indépendamment de toute expérience – dans la géométrie pure, pour l’espace, et dans la théorie générale du mouvement, pour le    temps -, et qu’ils sont, pour ce qui concerne les expériences sensibles que nous faisons des objets réels des formes nécessaires de toute expérience : nous percevons nécessairement tout objet réel dans l’espace de temps, car c’est notre faculté de percevoir, notre sensibilité, qui prescrit nécessairement ces formes à toute réalité qu’elle perçoit. Cela revient à reconnaître l’idéalité transcendantale de l’espace et du temps.

Mais comme, de toute évidence, la seule perception des objets ne suffit pas à nous faire accéder à la connaissance de la réalité objective – la simple expérience sensible tout au plus nous permet-elle de formuler des jugements d’existence (« ceci est réel ») ou des jugements assertifs (« ceci est comme ceci ou comme cela »), lesquels ne sont pas des jugements de connaissance -, comme la connaissance requiert que ce qui est donné dans l’expérience sensible soit aussi pensé d’après des règles intellectuelles, la Critique de la raison pure considère en sa deuxième partie, intitulée « Logique transcendantale », ces règles de l’entendement à partir desquelles nous pensons nécessairement tout ce qui est donné à la sensibilité, tout ce dont nous faisons l’expérience et parvenons par là à une connaissance de la réalité sensible.

Notre expérience sensible livre à notre faculté de connaître des éléments d’une grande diversité, où se combinent par exemple dans la perception que nous avons d’un phénomène comme la pluie, des informations sensorielles multiples. Nous obtenons en quelques secondes des informations visuelles, auditives, voire olfactives, quand la terre, humidifiée, dégage une odeur nouvelle, ainsi que toute une série d’informations sur l’ordre dans lequel se succèdent des divers éléments de ce que nous observons ou, si la pluie nous atteint, de ce que nous ressentons nous-mêmes.

À partir de ces données, notre faculté intellectuelle entreprend un travail qui, pour l’essentiel, consiste à associer ou à « synthétiser » comme dit Kant, les éléments d’informations qui nous sont ainsi fournis. L’entendement utilise pour ce faire des règles de synthèse, qui régissent les associations ou les synthèses qui, à partir du donné de l’expérience, vont nous permettre de construire une description objective des phénomènes perçus et de parvenir à leur compréhension. De telles règles de l’entendement ne constituent pas par elle-même des connaissances : elles correspondent plutôt à des règles dont se sert l’entendement pour, combinant la diversité qui lui est donnée, faire surgir une possible connaissance objective : Kant dira que le particulier (donné dans l’expérience sensible) se trouve subsumé sous la règle de l’entendement.

Notre propos étant de souligner en quelle mesure et comment la Critique de la raison pure pousse plus loin que ne l’avait fait Leibniz l’exigence de fondation du principe de raison, considérons la règle de l’entendement qui énonce que tout phénomène à une cause, constitué par un autre phénomène auquel il se trouve lié de façon régulière. Cette règle prescrit que, ayant affaire à un phénomène quel qu’il soit, il est nécessaire d’en chercher toujours la cause (qui se situe dans un autre phénomène auquel il est régulièrement associé) : appliquée à un phénomène particulier A, une telle règle de la causalité prend la forme du jugement selon lequel, si A est un phénomène, puisque tout phénomène en général possède une cause, A a lui aussi, dans sa particularité même, une cause. Ainsi l’explication causale de tout phénomène et de tout événement devient-elle possible et, par là, une compréhension de l’étant ci-devant déterminé comme entrecroisement de séries causales.

Prenons par exemple cette odeur très particulière qui, à la campagne, émane soudain de la terre qui vient d’être détrempée par une averse. Cette odeur m’est, tout d’abord, donnée dans une expérience sensible ; mais cela ne saurait bien évidemment suffire à constituer une connaissance. Une connaissance va par contre pouvoir se constituer du fait de l’application de la règle de la causalité, qui va consister à rapporter cet événement  à sa cause, que je vais rechercher, selon ce que me dit cette règle, dans un autre événement auquel je constate qu’il est régulièrement associé, à savoir une chute de pluie brusque et abondante.

L’application de la règle qui prend la forme d’un raisonnement consiste simplement à penser le particulier (l’odeur qui se dégage de la terre, ici et maintenant) par référence à sa cause (la pluie qui vient de s’abattre), et ce du fait de cette catégorie de l’entendement qu’est la catégorie de causalité s’appliquant en l’espèce à la réalité objectivement perçue, fonctionnant donc comme principe de l’entendement : à chaque fois que surgit une telle odeur, elle est produite par la pluie qui s’abat sur une terre fraîchement retournée. Et, c’est du fait d’une telle subsomption du donné empirique sous une règle de l’entendement que se constitue la connaissance objective.

*

La référence à la Critique de la raison pure se justifiait dans la mesure où, par rapport à Leibniz qui érige, dans ses Vingt-quatre thèses métaphysiques, le principe de causalité au rang de principe « grande et nobilissimum », Kant accomplit sa fondation transcendantale, c’est-à-dire l’établi à titre de catégorie et de principe – pour son usage objectif – de l’entendement. Ainsi se trouve pleinement fondé, dans le cadre de la perspective transcendantale, que le monde tel qu’il est pour nous, tel que l’homme est en mesure de le connaître, se trouve de part en part régi par la causalité : le déterminisme physique se trouve fondé et, du même coup, l’apodicticité de la loi physique.

Par ailleurs, cela nous permet de sortir de l’embarras dans lequel nous avait plongé la rencontre de deux définitions de la vérité – la définition matérielle-nominale et la définition formelle -, dont nous entrevoyions alors la nécessité de réaliser la synthèse : l’adoption de la perspective transcendantale rend nécessaire d’adhérer à une conception transcendantale de la vérité, laquelle, à l’ maintient le principe d’une adéquation de la pensée à la réalité, mais en posant que cette réalité n’est rien d’autre que ce qui est synthétisé par l’entendement – le monde pour nous, la « nature » -, et nullement un en-soi se situant au-delà de toute connaissance possible. [cf., au sujet des « trois définitions » de la vérité, la page 81 de la Critique de la raison pure - texte photocopié] C’est par ailleurs en ce sens que Kant dira que « l’entendement est législateur de la nature ».

Pour résumer, il n’y a de vérité apodictique possible que portant sur la réalité qui nous est donnée dans l’ « intuition » (sensible), dans l’expérience, et du fait de la synthèse de cette réalité par l’entendement. Cette réalité empirique constitue la matière de nos connaissances, matière mise en forme du fait de ces règles de l’entendement que sont les catégories.

Ce qui se situe au-delà de l’expérience possible ne saurait être synthétisé par la raison et donc connu et, en tant que représenté par la raison (dans son usage suprasensible) relève du domaine de la croyance. Ainsi la frontière se trouve-t-elle tracée entre ce qu’il nous est possible de connaître et ce qui, au contraire, ne peut que donner lieu à des croyances. Tel est, nous l’avions souligné, l’enjeu de la Critique de la raison pure.

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