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cours 2009-10

:: questionner, cheminer, penser ::

 

 

 

QUESTIONNER, CHEMINER, PENSER

 

 

Liminaire

A l’habituelle question liminaire « qu’est-ce que la philosophie ? » mieux vaut substituer des considérations sur ce qu’est cheminer, se mettre en chemin vers.

D’ailleurs, la non-moins habituelle préoccupation quant aux « méthodes » ne revient à rien d’autre qu’à décrire des cheminements : μετ δς (meta odos).

Ce qui, en philosophie, chemine est la pensée. Et la pensée ne consiste en rien d’autre qu’en cheminements.

 

Mais, pour que la pensée se mette en chemin, encore faut-il qu’elle se questionne, qu’elle consente au questionnement. Le questionnement initie le cheminement (de la pensée). Et la philosophie, conformément à ce que se représente le sens commun, n’a de cesse de se poser des questions, de formuler des énoncés interrogeant à propos de ce qu’on ne sait pas, qu’on ne le sache pas encore ou qu’on ne puisse le savoir.

Or, le plus souvent, nous laissons de questionner. Nous nous en remettons à peu de frais à des formes dégradées de « pensées » : préjugés, opinions, truismes, autant de représentations de peu de fondement, lesquelles tiennent lieu de « réponses » (ininterrogées) et, par là, se substituent aux questions. Questions biffées, nous nous réfugions dans le confort que nous procurent nos pseudo-certitudes, et n’assumons plus le risque de la pensée.

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Mais le pire de nos préjugés n’est-il pas celui porté par un certain « utilitarisme », aujourd’hui devenu dominant,  préjugé selon lequel il serait vain de questionner à propos de ce qu’on ne peut savoir, sous le prétexte que cela ne se prolongerait d’aucun succès dans la pratique ?

Prenons la peine de considérer pareil préjugé, d’autant qu’assuré de lui-même, il prétend révoquer la tâche de la pensée authentique.

Sans nul doute nous faut-il prendre acte d’une disposition humaine fondamentale, celle qui nous conduit naturellement ― de nous-mêmes et sans aucune détermination extérieure ―, à nous questionner, y compris à propos de cela même qui nous dépasse. Pour citer l’une des phrases les plus connues de l’histoire de la philosophie, c’est cette disposition que souligne Kant, dès le début de la Critique de la raison pure (première phrase de la préface à la première édition ― 1781) : «  la raison humaine a cette destinée singulière […] d’être accablée de questions qu’elle ne saurait éviter, car elles lui sont imposées par sa nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu’elles dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine ».

Or, cette disposition fondamentale de l’homme à se poser de telles questions ne relève-t-elle pas de l’être-homme de l’homme ? Si bien que ce serait renoncer à une dimension essentielle de notre humanité que de refuser de nous interroger à leur propos.

Non seulement donc nous sommes disposés à nous poser de telles questions, mais, plus encore, devons-nous nous les poser : comme l’écrit, par exemple, PASCAL, « l’homme est visiblement fait pour penser ; c’est toute sa dignité et tout son métier ; et tout son devoir est de penser comme il faut » (Pensées, 146).

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Le point de départ du cheminement en lequel consiste la pensée philosophique est donc une disposition assumée au questionnement, les questions qu’il nous appartient de nous poser portant non seulement sur ce à propos de quoi nous ne nous questionnons pas habituellement, mais conduisent donc aussi bien à interroger sans la garantie qu’une réponse puisse leur être apportée.

Ce faisant, nous devons nous départir de l’attitude spontanée, laquelle laisse de questionner pour s’en remettre à des réponses immédiates, pour trouver refuge dans des réponses illusoirement tenues pour certitudes : la certitude, fût-elle illusoire, rassure, au point, comme le souligne Nietzsche, que c’est notre peur face à l’inconnu qui nourrit notre besoin de vérité.

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A présent que nous avons décrit ce qui constitue le point de départ du chemin de pensée, continuons de filer notre métaphore, de sorte à en apprendre davantage à propos du chemin que la pensée emprunte.

Penser, c’est donc se mettre en chemin, ce qui suppose qu’une voie soit frayée, que les étapes d’un cheminement soient successivement franchies : certitudes suspendues, la pensée procède alors sans le soutien de ces réflexes intellectuels et de ces vérités rassurantes qui constituent autant de refuges pour une pensée inauthentique. Elle se fraie, pour paraphraser Heidegger, une voie dans le non-frayé, hors donc, des sentiers battus, et ce, à l’instar du garde forestier ou du bûcheron empruntant dans la forêt des chemins encombrés.

Notre métaphore est en effet récurrente chez ce penseur allemand, notamment dans le titre « Holzwege », si malencontreusement traduit en français par « Chemins qui ne mènent nulle part ». Il ne semble en effet guère justifié d’entendre le terme au sens figuré de la tournure idiomatique ,, auf dem Holzweg sein , mais au contraire faut-il le comprendre littéralement : Holzwege renvoie, et c’est ce qu’explicite l’épigraphe, aux chemins encombrés, embroussaillés, obscurcis par une végétation luxuriante, en lesquels il appartient aux forestiers et aux bûcherons de se frayer des voies jusqu’aux lieux où ils procèderont à des coupes. Loin de mener nulle part, le chemin qu’emprunte la pensée nous conduit au lieu d’une « éclaircie » (d’une « clairière »), métaphore à la fois forestière et lumineuse, là où quelque chose de non encore pensé (ou, du moins, d’oublié) se laisse (à nouveau) saisir par la pensée : le Holzweg est le chemin vers le lieu d’une éclaircie, d’une clairière.

Ainsi la métaphore du chemin se fait-elle à la fois forestière et lumineuse, en nous renvoyant de ce fait à la vérité, de toute tradition occidentale associée à la lumière, le chemin de la pensée procédant vers un décèlement, vers la mise à jour d’une certaine vérité.

*

Nous venons donc, métaphoriquement et en première approche, d’associer la pensée philosophique à un cheminement. Ceci nous a permis de considérer, en un premier temps, ce qui initie pareil cheminement : ce commencement de la pensée a été reconnu comme disposition au questionnement, laquelle procède du refus d’élire refuge auprès des représentations communes qui conduisent à biffer les questions, pour, au contraire, maintenir nos questions ouvertes en différant l’impatience d’y répondre. Nous avons par ailleurs précisé ce vers quoi tend le chemin de pensée : tel le chemin de forêt, il se fraie une voie, jusqu’au lieu d’une éclaircie, lieu où advient, disions-nous, une certaine vérité.

Nous allons, dans ce qui suit, préciser tout d’abord les rigueurs de ce cheminement en lequel consiste la pensée philosophique (1). Nous verrons ensuite à quelles contraintes formelles spécifiques celle-ci doit se soumettre, dans le cadre de l’exercice de la dissertation philosophique (2). Puis, comment, redoublant l’acte de pensée d’un auteur, elle procède, afin d’en rendre compte, et cela dans le cadre de l’exercice d’étude philosophique du texte philosophique (3). Nous terminerons en précisant quelles sont les formes spécifiques de cet exercice d’étude de texte à l’oral (4).

 

Trajet du I. Le chemin de pensée

1.    Le lancer des questions

2.    L’assomption des thèses

3.    Les modes d’un cheminement

4.    L’encerclement des significations

 

[…]

 

II. La dissertation philosophique

Le chemin qu’emprunte le raisonnement philosophique a été dans ce qui précède décrit dans sa généralité. Nous allons dans ce qui suit exposer à quelles contraintes formelles spécifiques celui-ci se soumet dans le cadre de l’exercice de la dissertation philosophique.

En premier lieu, un sujet de dissertation est une question posant problème, lequel doit avant tout être construit : il s’agit de problématiser le sujet,  première des conditions de la dissertation.

Le problème construit, le  développement de la dissertation va procéder à l’examen critique de trois thèses principales, successivement exposées et soutenues, c’est-à-dire, par nécessité, démontrées, et étant ordonnées, en raison de la tension vers la vérité sous-tendant toute réflexion philosophique, de la moins fondée — la moins vraie ― à la plus fondée — la plus vraie.

Nous décrirons tout d’abord les modalités d’une prise en main : comment il faut se saisir du sujet afin de parvenir à le problématiser — c’est là la tâche préalable, devant être accomplie au brouillon, à l’élaboration de la dissertation proprement dite (1). Puis, nous exposerons comment la dissertation en tant que telle doit être organisée et présentée (2).

 

1. Analyse préalable (au brouillon) du sujet de dissertation en vue de sa problématisation et de l’élaboration du plan

Il est indéniable qu’on se détermine dans le choix d’un sujet — je rappelle qu’au Bac trois sujets au choix sont proposés —, en fonction de la ou des notion(s) qui sont contenues dans son énoncé ― de son contenu, donc. Pour autant, la première des consignes de cette méthodologie est, une fois le sujet choisi, de faire dans un premier temps abstraction du contenu de son énoncé — de la ou des notion(s) qui y sont contenues ―, pour ne considérer d’abord que sa forme, c’est-à-dire la façon dont il est formulé : il s’agit, en premier lieu, d’identifier le type de question dont il s’agit, de sorte à en tirer tous les enseignements possibles.

Cette démarche se justifie en ceci qu’en différant le moment de considérer les notions sur lesquelles porte le sujet, pour analyser d’abord la façon dont la question est formulée, on s’assure de prendre en considération la spécificité de celle-ci et on se prémunit contre le risque de transformer la question en une autre — chaque sujet étant spécifique, il appelle un traitement spécifique ; aucun sujet n’est semblable à un autre. Par ailleurs, comme nous l’allons vérifier, l’analyse de la forme d’un sujet fournit, le plus souvent, de précieuses indications quant au type de problème posé par ce sujet, voire quant au type de plan à adopter.

 

a. Analyse de la forme du sujet de dissertation

De sorte à faciliter ce premier niveau d’analyse, signalons dans ce qui suit les principales formes de sujets possibles et, pour chacune d’elle, ce que nous enseigne son identification.

Précisons toutefois que la typologie suivante n’envisage que les principales formes de sujets et, partant, n’est en aucun cas exhaustive. Soulignons aussi que, fréquemment, les sujets de dissertation sont, du point de vue de leur forme, mixtes, c’est-à-dire allient plusieurs formes.

Typologie des principales formes des sujets de dissertation :

- Sujets dérivés de la question d’essence (« qu’est-ce que… ?) : sujets d’identité, sujets restrictifs et sujets exclusifs :

-  sujets d’identité (A = B ?) : lorsqu’il est demandé si A est identique à B, c’est, en raison du caractère problématique du sujet, qu’ A et B ne sont ni strictement identiques, ni strictement différents — serait-ce le cas, la question ne serait pas vraiment problématique et n’appellerait pas, en vue de son traitement, une dissertation,

C’est donc qu’en une certaine mesure l’identité peut certes être reconnue (démontrée), sans toutefois que celle-ci vaille absolument, mais seulement de façon relative et conditionnelle. Il s’agit donc de déterminer ce qui permet de poser l’identité, ce qui justifie au contraire de la limiter et, donc, de la contester, pour en venir à interroger, puisque le rapport ne saurait être d’identité stricte, quelle est alors, de façon plus fondée, sa nature.

-  sujets restrictifs (A n’est-il que B ?) : en ce cas, le sujet, d’abord, contient deux présupposés lesquels devront être dans la dissertation considérés : il présuppose que A est identique à B, tout en présupposant aussi que cette identité ne vaut que dans une certaine mesure, ne vaut que relativement et conditionnellement. Ainsi s’agira-t-il de limiter l’identité en faisant apparaître de quel point de vue elle est contestable et en déterminant quelle thèse — concernant l’essence de A — est plus fondée que celle consistant à reconnaître en B cette essence. La réflexion se trouvera alors face à deux identités (A = B et A = C), dont il s’agira d’interroger les rapports.

-  sujets exclusifs (A=B ou bien A = C ?). Ce types de sujets semblent inciter à examiner séparément chacun des termes de l’alternative — de l’exclusion —, c’est-à-dire à organiser le plan sur le mode I. A = B / II. A = C (ou l’inverse). Or, on est au contraire fondé à poser la règle selon laquelle la totalité du sujet doit être considéré en chaque moment de la dissertation et, partant, à récuser la démarche analytique (d’inspiration scolastico-cartésienne) comme peu conforme à l’esprit de la dissertation philosophique, lequel impose au contraire de traiter toute question comme constituant une totalité. C’est pourquoi, chacun des termes de l’alternative présentant une part de vérité (sinon, le sujet ne serait pas problématique), la démarche de traitement d’un tel type de sujet doit conduire à un trajet du type I. A = B > A = C / II. A = C > A = B (ou l’inverse, selon ce qu’on peut établir à titre de thèse la plus fondée), pour en venir en un troisième moment à réconcilier-dépasser les termes de l’exclusion.

- Sujets d’existence, de réalité (A existe-t-il ?). De tels sujets demandent, afin de les problématiser, de se rappeler le principe selon lequel on n’est fondé à affirmer l’existence de quelque chose que si et seulement si cette chose est l’objet d’une expérience sensible possible (que si et seulement si il est possible d’en faire l’expérience sensible). Car, quelque chose peut fort bien être pensable (définissable) sans pour autant qu’elle puisse être donnée dans l’expérience sensible et, en ce cas, tout au plus est on fondé à formuler à son propos un jugement de possibilité, un « jugement problématique » (« il est possible que… », « l’existence de cette chose est possible »), mais, en aucun cas, un jugement d’existence, un « jugement assertorique », pour parler comme Kant : on ne peut dire que cette « chose » soit (réelle), existante.

Ainsi ne peut-on pas davantage, par exemple, affirmer l’existence de Dieu que celle de l’inconscient, l’un comme l’autre n’étant guère donnés dans l’expérience sensible. L’inconscient, par exemple, étant, par définition, ce dont on n’a pas conscience, ce qui n’apparaît pas à la conscience, ce dont on ne saurait partant faire l’expérience, ce ne serait qu’au prix, du moins au premier abord, d’une contradiction qu’on en affirmerait l’existence et telle serait la direction à emprunter afin de problématiser un sujet comme « Y a-t-il un inconscient psychique ? ».

-  Sujets de possibilité et de nécessité (Peut-on … ?, Faut-il… ?, etc.). Nous abordons ensemble les sujets de possibilité et de nécessité, car ils demandent que soit, au premier abord, posée une même question : la possibilité ou la nécessité que le sujet met en question se situe-t-elle dans l’ordre de notre rapport théorique — relève-t-elle de la théorie ? — ou dans l’ordre de notre rapport pratique au monde, à l’être ― relève-t-elle de la pratique ? —, ou, troisième cas, ne relèvent-elle pas des deux ?

Rappelons que se trouve ici désignée comme « théorie », dans la filiation de la θεωρία platonicienne, habituellement traduite par « contemplation intellectuelle », ce qui concerne la pensée et la connaissance ; la « pratique », quant à elle, renvoie aux actions humaines, c’est-à-dire, la philosophie ne se contentant certes pas de décrire ce qui est, comme nous y avons insisté, mais s’interrogeant sur les fondements, aux règles pouvant être reconnues comme devant déterminer les actions humaines, et donc, principalement, à la morale et au droit.

Pour dégager à partir de ces distinctions ce que mettent généralement en jeu les sujets de possibilité et de nécessité, nous pouvons dire que :

. les sujets portant sur une possibilité relevant de la seule théorie demandent si ce qui est en question est pensable, c’est-a-dire conforme au principe (logique) de non-contradiction ; ce qui, d’un strict point de vue théorique, ne saurait être possible, pensable, serait en effet contradictoire, c’est-à-dire absurde ;

. les sujets portant sur une possibilité ou une nécessité relevant de la pratique demandent eu égard à quelle(s) règle(s) pratique(s) (morale, juridique…) l’on peut — il est licite de, on a le droit de — ou l’on doit — l’on a le devoir d’ — agir de telle ou telle façon, ou, au contraire l’on ne peut pas, l’on ne doit pas (interdit) agir de telle ou telle façon.

Il peut arriver qu’une question de possibilité ou de nécessité renvoie à la fois à l’ordre de la théorie et à celui de la pratique (ainsi le sujet « Peut-on se mentir à soi-même ? », lequel demande tout à la fois si cela est possible théoriquement — si s’induire soi-même en erreur ne serait pas à ce point contradictoire que cela ne serait pas même possible —, et si on en a — moralement — le droit). Dans ce cas de figure, il est impératif du fait de la règle selon laquelle, s’il ne faut traiter dans la dissertation que le sujet, celui-ci doit être traité sous tous ses aspects — il y a, dans le cas contraire, traitement partiel du sujet, ce qui est lourdement pénalisé) —, il est donc impératif que la dissertation traite chacun des aspects, théorique et pratique, de la question posée.

- Sujets de condition : ces sujets peuvent être, par exemple, formulés sur le mode « Faut-il… pour… ? », « Suffit-il… pour… ? », « Est-il nécessaire de… pour… ? », etc.

Un rapport de condition peut être formalisé ainsi : A => B, où A est la condition et B, le conditionné.

Afin de découvrir le problème que de tels sujets posent, il convient dans un premier temps de se demander si la condition sur laquelle porte la question est une condition suffisante ou une condition simplement nécessaire.

Une condition est suffisante lorsqu’elle suffit à permettre son conditionné (= ce qu’elle conditionne, ce qu’elle permet) ; une condition en revanche n’est que nécessaire, lorsque le conditionné la nécessite à titre de condition, mais qu’elle ne suffit pas pour autant à le permettre : une autre condition au moins est du coup nécessaire (il est nécessaire, par exemple, qu’il fasse froid — condition nécessaire — pour qu’il neige — conditionné —, mais le froid n’est qu’une condition simplement nécessaire pour qu’il neige, car, pour qu’il neige, il faut aussi, au moins, une autre condition, elle aussi nécessaire : que le temps soit sec : il peut fort bien faire froid, sans que pour autant il neige, si, par exemple, le temps est humide).

Ainsi, le sujet « Suffit-il d’avoir des droits pour être libre ? », par exemple, en interrogeant sur les conditions de la liberté soulève-t-il comme problème l’insuffisance de la condition « avoir des droits » : il est sans nul doute nécessaire d’avoir des droits pour être libre — on ne saurait être libre sans avoir de droits —, mais, pour autant, une autre condition est nécessaire pour être libre. Laquelle ? Voilà ce sur quoi interroge le sujet. S’il faut avoir des droits pour être libre, sans doute, et même si cela est paradoxal, est-il nécessaire d’avoir aussi des devoirs, autre condition : la liberté de l’homme en société suppose en effet un équilibre des droits et des devoirs, ce qu’il faudrait sans nul doute établir à un moment ou un autre de la dissertation, probablement dans le troisième moment.

- Sujets de causalité et de finalité : ces sujets sont souvent formulés sur le mode  « Pourquoi… ? » (ils ne sont pas si courants que cela).

Même si le rapport entre une cause et sa conséquence se formalise de la même façon que le rapport entre une condition et son conditionné (A => B), il importe de distinguer la cause de la condition : une cause produit matériellement sa conséquence, tandis que la condition ne relève pas tant de la réalité matérielle que de la pensée (c’est là un effet de l’évolution historique de la notion de cause qui, si elle n’était pas, à l’origine — dans la conception aristotélicienne de la quadruple causalité —, distinguée de la condition, en est venue par la suite à ne plus désigner que ce que la Scolastique appelait la « causa efficiens » — la cause efficiente —, c’est-à-dire précisément cette opération qui, agissant sur la réalité matérielle, fait advenir quelque chose : la cause efficiente de la statue, par exemple, est le travail accompli par le sculpteur sur la matière, la pierre ou le marbre).

Lorsqu’on se trouve en présence d’un sujet de la forme « Pourquoi…? », il importe afin de parvenir à sa problématisation de se demander en premier lieu si ce qui est en question est la cause, la fin (= le but) ou les deux.

Par exemple, face au sujet « Pourquoi parle-t-on ? », il convient de se demander en premier lieu si le mot « Pourquoi ? » a le sens causal, le sens final (il renverrait en ce sens au but) ou les deux. A prendre les choses de façon absolue, cela pourrait être les deux, mais, si l’on entend la question au sens causal, on s’aperçoit alors du peu d’intérêt philosophique qui serait le sien — la cause de la parole, ce qui la produit, ce sont les organes de la phonation…). C’est pourquoi, afin de parvenir à problématiser ce sujet, il faudrait assumer de ne pas le considérer comme une question portant sur la cause, mais seulement sur le but : ce qui est ici en question, c’est la finalité de la parole. S’impose alors l’évidence selon laquelle nous parlons dans le but de communiquer, mais, et là réside le problème soulevé par ce sujet, une telle thèse, fût-elle celle dont le bon sens trouverait à se contenter, a tout lieu de paraître fort réductrice : sans doute s’interdit-on de saisir ce qu’est la parole, aussi longtemps qu’on la réduit à un moyen dont la finalité est la communication…

*

Nous avons fait le tour dans ce qui précède des principales formes possibles de sujets. Les indications qui ont été données à propos de chacune de ces formes avaient pour but de souligner ce que l’on peut, d’ores et déjà, apprendre d’un sujet de dissertation et du problème qu’il pourrait bien soulever, en identifiant sa forme et en tirant de cette identification autant d’enseignements que possible. Cela justifie la recommandation faite par la présente méthodologie : il s’agit, dans le but de sa problématisation et de l’élaboration du plan de la dissertation, de toujours commencer à analyser un sujet de dissertation en en considérant la forme, pour ne considérer son contenu que dans un deuxième temps. Ce ne sera qu’une fois que le sujet aura été analysé, tout d’abord du point de vue de sa forme, puis de son contenu, qu’en faisant la synthèse des deux niveaux d’analyse, on parviendra à clairement identifier le problème qu’il soulève et à formuler explicitement ce problème.

Nous considérons donc à présent comment procéder à l’analyse du contenu du sujet de dissertation.

 

b. Analyse du contenu du sujet de dissertation :

L’analyse du contenu suppose en un premier temps que soient identifiées la ou les notions contenues dans le sujet et sur lesquelles celui–ci porte.

La règle générale est que tout sujet de dissertation comporte dans son libellé au moins une notion figurant au programme. Outre la notion (ou les notions) normalement au programme contenue(s) dans la formulation du sujet, il est fréquent d’y trouver aussi d’autres notions.

Il convient donc, dans un premier temps de les identifier, puis de produire soigneusement et précisément le concept de chacune d’elles (cf. I. 4. L’encerclement des significations sur ce qu’est un concept et la méthode à suivre pour produire un concept).

Le travail de production des concepts contenus dans l’énoncé du sujet doit nécessairement conduire à mettre en évidence les rapports que ces concepts entretiennent entre eux : il faut impérativement que la définition de chacun des concepts soit suffisamment précise pour que ces rapports apparaissent clairement. Sans cela, l’analyse du contenu du sujet demeure inaboutie.

 

c. Synthèse des deux niveaux d’analyses : identification et formulation du problème :

Une fois qu’il a été successivement procédé à l’analyse de la forme du sujet, puis de son contenu, il s’agit de parvenir à synthétiser l’ensemble des éléments qu’ont fait apparaître ces analyses, à les rassembler dans un énoncé interrogatif (une question) ou, de préférence, conditionnel (du type « il se pourrait que… », « on serait fondé à se demander si… »), tout à la fois clair, précis et concis (trois, quatre ou cinq lignes). Cet énoncé est le problème que pose le sujet, en d’autres termes il rend explicite cette difficulté inhérente au sujet, c’est-à-dire ce qui interdit de pouvoir répondre immédiatement et de façon satisfaisante à la question (cf. I. 1 Le lancer des questions).

Ce travail de problématisation est incontestablement la première grande difficulté de la dissertation, mais il en est la condition absolument nécessaire : si le sujet n’est pas convenablement problématisé, jamais il ne pourra être traité de façon satisfaisante.

Si on ne parvient pas à identifier et à formuler le problème, ce que les deux niveaux d’analyses préalables permettent de préparer, c’est que ces analyses n’ont pas été pratiquées de façon suffisamment précise et rigoureuse. Il faut dans ce cas reprendre ces analyses, en tâchant de les compléter et de les préciser, pour réitérer ensuite l’effort de réflexion devant aboutir à la formulation du problème.

 

d. Elaboration du plan, du trajet :

Une fois que le problème a été identifié et formulé — que le sujet a été problématisé —, le plan, le trajet du développement doit apparaître : il s’agit des trois thèses qui vont être successivement exposées, démontrées et interrogées dans le cadre du développement de la dissertation (cf. I .2. L’assomption des thèses).

Plusieurs précisions doivent être apportées :

- Les deux premières thèses apparaissent en général de façon immédiate : le sujet, pour peu qu’il ait été correctement problématisé, rend nécessaire que soient soutenues cette première thèse, puis cette deuxième thèse. La thèse qui sera quant à elle présentée dans le troisième moment est bien souvent beaucoup moins évidente (contrairement aux deux premières, il y a plusieurs possibilités de troisième thèse) ; trouver cette thèse est sans nul doute la deuxième grande difficulté de la dissertation).

- Il importe de se rappeler à ce propos que les trois thèses doivent être ordonnées — de la moins fondée (la plus discutable) à la plus fondée (la moins discutable, la plus vraie, si l’on veut), car le plan de dissertation doit être ce trajet, ce cheminement, qui, partant d’une première thèse, possédant certes sa part de vérité, mais se révélant à l’examen discutable, conduit in fine à une position beaucoup plus réfléchie, beaucoup plus fondée (la troisième thèse) : cette progression est précisément ce qui donne un sens à l’exercice de la dissertation.

- La troisième thèse doit donc marquer ce progrès de la réflexion, qui justifie l’effort même de la dissertation : elle ne doit en aucun cas se contenter de répéter des éléments de la première et de la deuxième thèse, mais bien, tout en procédant d’elles, constituer une position radicalement nouvelle (on parle souvent à ce propos du « dépassement » des deux thèses précédentes par la troisième). Ainsi la troisième thèse donne-t-elle souvent l’impression de déborder quelque peu le cadre de la question posée, et cela fort légitimement, dans la mesure où elle renouvelle le regard habituellement porté sur cette question (en aucun cas, pour autant, il ne faut qu’elle donne l’impression de se situer totalement hors de ce cadre, car elle serait alors hors-sujet).

- On présente souvent le plan de dissertation comme consistant dans l’enchaînement thèse-antithèse-synthèse (plan dialectique). La présente méthodologie n’a nullement posé en exigence de principe que le trajet de la dissertation consiste en un tel type d’enchaînement. Cela étant et pour peu qu’il soit procédé comme indiqué, il apparaîtra que, sans l’avoir cherché, le trajet de la réflexion consistera en effet le plus souvent en un tel enchaînement, car il est la démarche même de toute réflexion véritable

Ici s’achève la description de ce qu’il y a à faire, préalablement à sa rédaction, c’est-à-dire au bouillon, pour pouvoir réaliser la dissertation. Vont être présentées dans ce qui suit les exigences concernant l’organisation et la présentation de la dissertation.

 

2. Organisation et présentation de la dissertation

La dissertation doit être présentée comme indiqué ci-dessous :

 

diss 

 

 

                                                                                 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Dans chaque moment du développement, on commence par formuler la thèse que l’on va chercher à démontrer ; on la formule donc tout d’abord à titre d’hypothèse (sur le mode, « nous allons chercher à montrer, en ce premier/deuxième/troisième moment que… »), dans la mesure où elle n’est donc pas encore démontrée, mais précisément en attente de démonstration. Puis, l’on procède à la démonstration ― sur le mode de la démonstration déductive (cf. I. 3. Les modes d’un cheminement), et exclusivement sur ce mode — de cette thèse.

2. Dans chaque transition, on commence par rappeler la thèse qui vient d’être démontrée dans la partie s’achevant, puis on souligne l’insuffisance d’une telle thèse eu égard au problème que pose le sujet, ce qui demande donc de rappeler le problème ; enfin, on annonce la thèse qui va être exposée et démontrée dans la partie suivante : il y a donc trois choses à faire dans la transition.

Il importe de bien comprendre l’esprit de la transition : si, après avoir considéré une thèse dans la partie qui s’achève, une autre thèse va être considérée dans la partie suivante, c’est bien parce que la première était insuffisante, en d’autres termes parce qu’elle ne résolvait pas de façon satisfaisante le problème que pose le sujet, ce qui justifie donc qu’une autre thèse soit considéré dans la suite, thèse dont on escompte qu’elle résoudra pour sa part le problème de façon plus satisfaisante ― et cela doit être en effet le cas. Tel est l’esprit de la transition, esprit dont doit découler sa rédaction.

3. L’introduction doit comporter quatre moments : il s’agit tout d’abord, en partant d’un cas particulier (il peut s’agir d’une situation, d’actualité notamment, d’un exemple, d’une référence, d’une citation) d’attirer l’attention sur l’enjeu du sujet : si ce sujet est proposé, c’est que cette question se pose ; voilà ce que doit s’employer à souligner, en mettant en exergue un cas particulier, le premier moment de l’introduction. Le sujet doit ensuite ― deuxième moment de l’introduction ― être formulé tel quel (aux quelques modifications syntaxiques requises près ; par exemple : « C’est pourquoi l’on se demandera si une démonstration peut en contredire une autre. »). On formule ensuite ― troisième moment de l’introduction ― le problème que soulève le sujet, tel qu’on l’a d’ores et déjà rédigé au brouillon (par exemple : « Le problème que soulève cette question réside en ceci que…). Enfin ― quatrième moment de l’introduction ―, on annonce les trois thèses (dans l’ordre) qui seront successivement considérées dans le développement (par exemple : « Nous verrons dans un premier moment qu’il se pourrait que…. Toutefois, dans un deuxième moment, nous chercherons à établir que… Enfin, dans un troisième et dernier moment, nous tâcherons de montrer que… »).

4. La conclusion doit être comprise comme reprenant les étapes de l’introduction, à deux exceptions près et, de surcroît, à rebours : elle comporte trois moments. Il s’agit ― premier moment de la conclusion ― de commencer par faire le bilan de ce qui a été successivement démontré au cours du développement, c’est-à-dire de redire chacune des trois thèses (dans l’ordre), de façon affirmative cette fois, dans la mesure où chacune a été démontrée dans le développement. Lorsque la troisième thèse ― celle qui a été soutenue dans le troisième moment du développement ― est rappelée, il convient de rendre explicite qu’elle est assumée comme étant celle qui apporte la solution la plus satisfaisante au problème, celui-ci devant par conséquent être rappelé à son tour ― deuxième moment de la conclusion. Pour autant et dans la mesure où, comme cela a été souligné dans le liminaire du présent cours, un problème philosophique ne saurait trouver de réponse définitive, de solution qui vaille absolument, celui qui a été traité dans la dissertation qui s’achève n’a pu être totalement résolu ; en d’autres termes, malgré l’effort de la réflexion qui a été accompli, subsiste encore en ce problème quelque chose de non résolu, de problématique : c’est ce que doit s’attacher, pour finir, à formuler la conclusion ― troisième moment de la conclusion.

Ce dernier moment de la conclusion qui, pour reprendre les formulations qui relèvent des habitudes scolaires, se trouve souvent désigné comme « ouverture » constitue sans doute la troisième grande difficulté de la dissertation. Disons qu’il s’agit de formuler une interrogation découlant de l’effort de réflexion accompli, interrogation que laisse subsister la troisième thèse soutenue, la plus satisfaisante des trois, pourtant. Il faut que cette interrogation soit tout à la fois un nouveau problème ― et non une simple redite de celui qui a été traité ―, tout en entretenant avec ce dernier un rapport étroit.

 

[Fin du II. de Questionner, cheminer, penser : La (méthode de la) dissertation philosophique»]

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