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:: kant, idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique ::

Traduction faite à partir de l’édition des oeuvres complètes de Kant de l’Académie de Berlin (Tome VIII).

Traduction de Philippe Folliot, professeur de philosophie au Lycée Ango de Dieppe, Juin 2002.

Texte disponible en version html sur le site web de M. Philippe Folliot qui a généreusement accepté de diffuser son travail de numérisation et de traduction sur le site web Les Classiques des sciences sociales. Un gros merci pour cette belle collaboration entre cousins :

http://perso.club-internet.fr/folliot.philippe/idee.htm

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LETTRE (US letter), 8.5” x 11”)

Édition complétée le 6 juin 2002 à Chicoutimi, Québec.

Introduction

Proposition 1 :    Toutes les dispositions naturelles d’une créature sont destinées à se déve­lopper un jour complètement et en raison d’une fin.

Proposition 2 :    Chez l’homme (en tant qu’il est la seule créature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles, dont la destination est l’usage de la raison, devaient se développer seulement dans l’espèce, pas dans l’individu.

Proposition 3 :    La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même ce qui va au-delà de l’agencement mécanique de son existence animale, et qu’il ne participe à aucune autre félicité ou à aucune autre perfec­tion, que celles qu’il s’est procurées lui-même par la raison, en tant qu’affranchi de l’instinct.

Proposition 4 :    Le moyen dont se sert la nature, pour mener à terme le dévelop­pement de toutes les dispositions humaines est leur antagonisme dans la société, jusqu’à ce que celui-ci finisse pourtant par devenir la cause d’un ordre conforme à la loi.

Proposition 5 :    Le plus grand problème pour l’espèce humaine, celui que la  nature la force à résoudre, est de parvenir à une société civile administrant univer­sellement le droit.

Proposition 6 :    Ce problème est en même temps le plus difficile et celui qui sera résolu le plus tard.

Proposition 7 :    Le problème de l’établissement d’une société civile parfaite est dépendant de celui de l’établissement de relations extérieures entre les États régies par des lois, et ne peut être résolu sans que ce dernier ne le soit.

Proposition 8 :    On peut considérer l’histoire de l’espèce humaine, dans l’ensemble, com­me l’exé­cu­tion d’un plan caché de la nature, pour réaliser, à l’intérieur, et dans ce but, aussi à l’extérieur, une constitution poli­ti­que parfaite, car c’est la seule façon pour elle de pouvoir dévelop­per complètement en l’humanité toutes ses dispo­sitions.

Proposition 9 :    Une tentative philosophique d’étudier l’histoire universelle d’après un plan de la nature visant l’union civile parfaite dans l’espèce humaine doit être considérée comme possible et même comme susceptible de favoriser cette intention de la nature.

EMMANUEL KANT

Idée d’une histoire universelle
au point de vue cosmopolitique

Novembre 1784
Traduction faite à partir de l’édition des oeuvres complètes de Kant
de l’Académie de Berlin (Tome VIII)
Traduction (2002) : Philippe Folliot,
professeur de philosophie au Lycée Ango de Dieppe

IDDN : FR.010.0098839.000.R.A.2002.027.31235

INTRODUCTION

Quel que soit le concept de la liberté du vouloir que l’homme puisse élaborer dans une intention métaphysique, les manifestations de ce vouloir, telles qu’elles nous apparaissent, les actions humaines, sont déterminées conformément aux lois universelles de la nature, aussi bien que n’importe quel autre événement de la nature. L’histoire, qui a pour tâche de relater ces faits tels qu’ils nous apparaissent, à quelque profondeur que puissent être cachées les causes, laisse cependant espérer, quand on considère en gros le jeu de la liberté du vouloir humain, que l’on puisse y découvrir un fonctionnement régulier, et cela de telle façon que ce qui saute aux yeux comme embrouillé et sans règle chez les sujets individuels pourra cependant être reconnu, au niveau de l’espèce entière, comme un déploiement continu, progressif, quoique lent, des dispositions originelles de cette espèce. Ainsi, les mariages, les naissances qui en résultent, les décès, parce que la libre volonté des hommes a une grande influence sur eux, semblent n’être soumis à aucune règle, d’après laquelle on pourrait déter­miner d’avance leur nombre par le calcul; et pourtant, les tables que l’on dresse chaque année dans les grands pays prouvent qu’ils se produisent tout aussi bien selon des lois naturelles constantes que les phénomènes météorologiques [pourtant] si instables, que l’on ne peut déterminer à l’avance individuellement, mais qui, dans l’ensemble, ne manquent pas de maintenir la croissance des végétaux, le cours des fleuves, et de tout ce qui a été institué d’autre dans la nature selon un mouvement uniforme et ininterrompu. Les individus, et même des peuples entiers, ne pensent guère que, pendant qu’ils poursuivent leurs intentions privées, chacun selon ses goûts, et souvent contre les autres individus, ils suivent comme un fil directeur, sans s’en apercevoir, l’intention de la nature, qui leur est inconnue, et qui, même s’ils en avaient connaissance, leur importerait cependant peu. Vu que les hommes, dans leurs entreprises, ne se comportent pas seulement de manière instinctive, et qu’ils n’agis­sent pas non plus, dans l’ensemble comme des citoyens du monde raisonnables selon un plan concerté, vu cela donc, il ne paraît pas qu’une histoire conforme à un plan (comme c’est le cas chez les abeilles et les castors) soit possible pour eux. On ne peut se défendre d’une certaine irritation quand on voit leurs faits et gestes exposés sur la grande scène du monde, et qu’à côté de la sagesse qui apparaît de temps à autres chez des hommes isolés, dans l’ensemble, on ne trouve finalement qu’un tissu de folie, de vanité infantile, et souvent aussi de méchanceté et de soif de destruction puériles. Si bien qu’à la fin, on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si infatuée de ses attributs supérieurs. Le philosophe n’en sait pas plus, sinon que, comme il ne peut présumer un dessein raisonnable propre aux hommes et à la partie [qu'ils mènent], il a la possibilité d’essayer de découvrir un dessein de la nature dans le cours insensé des choses humaines; de telle façon que, de ces créatures qui agis­sent sans plan propre [ment humain], soit pourtant possible une histoire selon un plan déterminé de la nature. Nous voulons voir si nous réussirons à trouver un fil directeur pour une telle histoire, et nous laissons à la nature le soin de faire naître l’homme apte à la rédiger ensuite. C’est ainsi qu’elle fit naître un Kepler, qui assujettit d’une manière inespérée les trajectoires excentriques des planètes à des lois déter­minées, et un Newton, qui expliqua ces lois à partir d’une cause universelle de la nature.

Première proposition :

Toutes les dispositions naturelles d’une créature sont destinées à se développer un jour complètement et en raison d’une fin.

C’est vérifiable chez tous les animaux, non seulement par l’observation externe, mais aussi par l’observation interne, par la dissection. Un organe, dont la destination n’est pas d’être utilisé, une structure qui n’atteint pas son but est incompatible avec une étude téléologique de la nature. Car, si nous nous écartons de ce principe, nous n’avons plus une nature conforme à des fins, mais un jeu de la nature sans finalité, et le hasard désolant détrône le fil directeur de la raison.

Deuxième proposition :

Chez l’homme (en tant qu’il est la seule créature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles, dont la destination est l’usage de la raison, devaient se développer seulement dans l’espèce, pas dans l’individu.

La raison, dans une créature, est une faculté d’étendre les règles et les intentions de l’usage de toutes ses forces bien au-delà de l’instinct naturel et elle ne connaît aucu­ne limite à ses projets. Mais elle n’œuvre pas elle-même de façon instinctive. Au contraire, elle a besoin de tentatives, de pratique, elle a besoin de tirer des leçons, pour progresser petit à petit d’un degré de discernement à l’autre. C’est pour cette raison qu’il faudrait à chaque homme une vie démesurément longue pour apprendre comment il doit faire un usage entier de toutes ses dispositions naturelles; ou, si la nature n’a fixé à sa vie qu’une courte durée (ce qui s’est effectivement produit), elle a alors besoin d’une succession indéfinie de générations, dont chacune lègue aux autres ses lumières, pour que ses germes atteignent dans notre espèce un niveau de déve­lop­pement qui soit pleinement conforme à son intention. Et ce terme doit être, au moins dans l’idée que l’homme en a, le but de ses efforts, car, sinon, les dispo­si­tions naturelles, pour leur plus grande part, devraient être considérées comme vaines et sans finalité; ce qui supprimerait tous les principes pratiques, et rendrait de cette façon la nature, dont normalement la sagesse doit servir de principe dans le jugement de ses créations, suspecte de se prêter, en l’homme seulement, à un jeu puéril.

Troisième proposition :

La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même ce qui va au-delà de l’agencement mécanique de son existence animale, et qu’il ne participe à aucune autre félicité ou à aucune autre perfection, que celles qu’il s’est procurées lui-même par la raison, en tant qu’affranchi de l’instinct.

La nature, en effet, ne fait rien de superflu (überflüssig) et elle n’est pas prodigue dans l’usage des moyens pour atteindre ses fins. Qu’elle ait donné à l’homme la rai­son et la liberté du vouloir qui se fonde sur elle, c’était déjà l’indication de son intention en ce qui concerne la dotation de l’homme. Ce dernier devait dès lors ni être conduit par l’instinct, ni être pourvu et informé par une connaissance innée. Il devait bien plutôt tout tirer de lui-même. L’invention des moyens de se nourrir, de s’abriter, d’assurer sa sécurité et sa défense (pour lesquelles la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement les mains), tous les divertissements, qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et même la bonté de la volonté, tout cela devait entière­ment être son propre ouvrage. La nature semble ici s’être complue dans sa plus grande économie et elle a mesuré au plus juste, avec beaucoup de parcimonie, sa dota­tion animale pour le besoin [pourtant] extrême d’une existence commençante; comme si elle avait voulu que l’homme, quand il se serait hissé de la plus grande inculture à la plus grande habileté, à la perfection intérieure du mode de penser, et par là (autant qu’il est possible sur terre) à la félicité, en eût ainsi le plein mérite, et n’en fût redevable qu’à lui-même; comme si également elle avait eu plus à cœur l’estime de soi d’un être raisonnable que le bien-être. Car il y a dans le cours des affaires humaines une foule de peines qui attendent l’homme. Il semble pour cette raison que la nature n’ait rien fait du tout pour qu’il vive bien, [qu'elle ait] au contraire [ fait tout] pour qu’il travaille à aller largement au-delà de lui-même, pour se rendre digne, par sa conduite, de la vie et du bien-être. Il reste en tout cas à ce sujet de quoi surprendre désagréablement : les générations antérieures ne paraissent s’être livré à leur pénible besogne qu’à cause  des générations ultérieures, pour leur préparer le niveau à partir duquel ces dernières pourront ériger l’édifice dont la nature a le dessein, et donc pour que seules ces générations ultérieures aient la chan­ce d’habiter le bâtiment auquel la longue suite de leurs ancêtres (à vrai dire, sans doute, sans intention) a travaillé sans pouvoir prendre part eux-mêmes au bonheur qu’ils préparaient. Mais aussi énigmatique que cela soit, c’est pourtant vraiment nécessaire si l’on admet qu’une espèce animale doit avoir la raison et, comme classe d’être raisonnables, qui sont tous mortels mais dont l’espèce est immortelle, doit tout de même parvenir au développement complet de ses dispositions.

Quatrième proposition :

Le moyen dont se sert la nature, pour mener à terme le développement de toutes les dispositions humaines est leur antagonisme dans la société, jusqu’à ce que celui-ci finisse pourtant par devenir la cause d’un ordre conforme à la loi.

J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire le penchant des hommes à entrer en société, qui est pourtant lié à une résistance géné­rale qui menace constamment de rompre cette société. L’homme possède une ten­dance à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c’est-à-dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer (s’isoler) parce qu’il trouve en même temps en lui cet attribut qu’est l’insociabilité, [tendance] à vouloir seul tout organiser selon son humeur; et de là, il s’attend à [trouver] de la résistance partout, car il sait de lui-même qu’il est enclin de son côté à résister aux autres. C’est cette résistance qui excite alors toutes les forces de l’homme, qui le conduit à triompher de son penchant à la paresse et, mu par l’ambition, la soif de dominer ou de posséder, à se tailler une place parmi ses compagnons, qu’il ne peut souffrir, mais dont il ne peut non plus se passer. C’est à ce moment qu’ont lieu les premiers pas de l’inculture à la culture, culture qui repose sur la valeur intrinsèque de l’homme, [c'est-à-dire] sur sa valeur sociale. C’est alors que les talents se développent peu à peu, que le goût se forme, et que, par un progrès continu des Lumières, commence à s’établir un mode de pensée qui peut, avec le temps, transformer la grossière disposition au discernement moral en principes prati­ques déterminés, et ainsi transformer enfin un accord pathologiquement arraché pour [former] la société en un tout moral. Sans cette insociabilité, attribut, il est vrai, en lui-même fort peu aimable, d’où provient cette résistance que chacun doit nécessaire­ment rencontrer dans ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient cachés dans leur germes pour l’éternité, dans une vie de bergers d’Arcadie, dans la parfaite con­corde, la tempérance et l’amour réciproque. Les hommes, inoffensifs comme les mou­­tons qu’ils font paître, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leurs bêtes d’élevage; ils ne combleraient pas le vide de la création au regard de sa finalité, comme nature raisonnable. Que la nature soit donc remerciée, pour cette incapacité à se supporter, pour cette vanité jalouse d’individus rivaux, pour l’appétit insatiable de possession mais aussi de domination! Sans cela, les excellentes dispositions sommeilleraient éternellement en l’humanité à l’état de simples potentialités. L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. L’homme veut vivre à son aise et plai­sam­ment, mais la nature veut qu’il soit dans l’obligation de se précipiter hors de son indolence et de sa tempérance inactive dans le travail et les efforts, pour aussi, en revanche, trouver en retour le moyen de s’en délivrer intelligemment. Les mobiles naturels, les sources de l’insociabilité et de la résistance générale, d’où proviennent tant de maux, mais qui pourtant opèrent toujours une nouvelle tension des forces, et suscitent ainsi un développement plus important des dispositions naturelles, tra­hissent donc bien l’ordonnance d’un sage créateur, et non comme qui dirait la main d’un esprit malin qui aurait abîmé son ouvrage magnifique ou l’aurait corrompu de manière jalouse.

Cinquième proposition :

Le plus grand problème pour l’espèce humaine, celui que la  nature la force à résoudre, est de parvenir à une société civile administrant universellement le droit.

Puisque c’est seulement dans la société, et à la vérité dans celle qui a la plus grande liberté et donc un antagonisme général entre ses membres, et qui pourtant détermine de la façon la plus stricte et garantit les limites de cette liberté, de façon à ce qu’elle se maintienne avec la liberté d’autrui; puisque c’est seulement dans cette société que l’intention suprême de la nature peut être atteinte, à savoir le dévelop­pement, en l’humanité, de toutes ses dispositions, et que la nature veut aussi que l’humanité soit dans l’obligation d’accéder par elle-même [à ce stade] comme à toutes les fins de sa destination; aussi il faut qu’une société dans laquelle la liberté, sous des lois extérieures, se trouvera liée au plus haut degré possible à une puissance irrésis­tible, c’est-à-dire une constitution civile parfaitement juste, soit la tâche suprême de la nature pour l’espèce humaine, car la nature ne peut mener à leur terme ses autres desseins, avec notre espèce, qu’en trouvant le moyen de réaliser cette tâche  et en l’exécutant. C’est la souffrance qui force l’homme, autrement tant épris de liberté naturelle, à mettre le pied dans cet état de coercition; et, à vrai dire, [c'est là] la plus grande des souffrances, celle que les hommes s’infligent les uns aux autres, leurs penchants faisant qu’ils ne peuvent pas longtemps subsister les uns à côté des autres en liberté sauvage. C’est seulement dans un enclos  tel que celui de la société civile que les mêmes penchants produisent par la suite le meilleur effet; tout comme les arbres, par cela même que chacun cherche à prendre aux autres l’air et le soleil, se contraignent à les chercher au-dessus d’eux, et par là, acquièrent une belle croissante droite; tandis qu’en liberté et séparés les uns des autres, ils laissent leurs branches se développer à leur gré, et poussent rabougris, tordus et de travers. Toute culture, tout art qui orne l’humanité, le plus bel ordre social sont les fruits de l’insociabilité qui, par elle-même, est contrainte de se discipliner et ainsi de développer complètement, par un art extorqué, les germes de la nature.

Sixième proposition :

Ce problème est en même temps le plus difficile et celui qui sera résolu le plus tard.

La difficulté, que même la simple idée de cette tâche nous met déjà sous les yeux, est la suivante : l’homme est un animal qui, quand il vit avec d’autres [mem­bres] de son espèce abesoin d’un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l’égard de ses semblables; et, bien qu’en tant que créature raisonnable il souhaite une loi) qui mette des bornes à la liberté de tous, pourtant, son penchant animal égoïste l’entraîne à faire exception pour lui, quand il le peut. Il a donc besoin d’un maître, qui brise sa volonté personnelle et le force à obéir à une volonté universellement recon­nue, de sorte que chacun puisse être libre. Mais d’où sortira-t-il ce maître? Nulle part ailleurs que dans l’espèce humaine. Mais ce maître est de la même façon un animal qui a besoin d’un maître. L’homme peut donc mener cela comme il veut, on ne voit pas d’ici comment il pourrait se procurer un chef de la justice publique qui soit lui-même juste; qu’il le cherche en un particulier ou qu’il le cherche en une société de plusieurs personnes choisies à cet effet. Car chacun, parmi eux, abusera toujours de sa liberté si personne n’exerce sur lui un contrôle d’après les lois. Mais le chef suprême doit être juste en lui-même et être pourtant un homme. C’est pourquoi cette tâche est la plus difficile de toutes, et même sa solution parfaite impossible : dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l’homme, rien ne peut être taillé qui soit tout à fait droit. La nature ne nous impose que de nous rapprocher de cette idée . Mais que cette tâche soit celle qui est mise en oeuvre le plus tard, cela vient de ce qu’elle requiert des concepts exacts de la nature d’une constitution possible, une grande expérience, fruit de nombreux voyages à travers le monde, et par-dessous tout une bonne volonté préparée à accepter cette constitution. Ces trois éléments sont tels qu’ils ne peuvent se trouver réunis un jour que très difficilement, et si cela arrive, que très tardivement, après de nombreux essais [faits] en pure perte.

Septième proposition :

Le problème de l’établissement d’une société civile parfaite est dépendant de celui de l’établissement de relations extérieures entre les États régies par des lois, et ne peut être résolu sans que ce dernier ne le soit.

A quoi bon travailler à une constitution civile réglée par la loi entre les particu­liers, c’est-à-dire à la mise en place d’une communauté? La même insociabilité, qui contraignait les hommes à cette tâche, est la cause [qui fait] que chaque commu­nauté, dans les relations extérieures, c’est-à-dire en tant qu’État en rapport avec les [autres] États, se trouve en liberté naturelle, et par suite, doit attendre des autres [États] les mêmes maux qui accablaient les particuliers et les forçaient à entrer dans un état civil réglé par des lois. La nature a donc aussi utilisé l’incapacité à se sup­porter [que manifestent] les hommes, et même les grandes sociétés et les grands corps politiques composés d’individus de ce genre, comme un moyen de découvrir, au sein-même de l’inévitable antagonisme, un état de repos et de sécurité. C’est-à-dire que, par les guerres, par ses préparatifs extravagants et jamais relâchés, par la souffrance qui s’ensuit et qui doit finalement être ressentie par chaque État même en pleine paix intérieure, la nature pousse [les États] à des tentatives d’abord impar­faites, mais finalement, après beaucoup de dévastations, de renversements, et même après un épuisement intérieur général de leurs forces, [les pousse] à faire ce que la raison aurait pu aussi leur dire sans une si triste expérience; à savoir sortir de l’état sans lois des sauvages pour entrer dans une société des nations, dans laquelle chaque État, même le plus petit, pourra attendre sa sécurité et ses droits non de sa force propre ou de son appréciation juridique personnelle, mais seulement de cette grande société des nations (Foedus Amphictyonum), de l’union des forces en une seule force et de la décision, soumise à des lois, de l’union des volontés en une seule volonté. Aussi enthousiaste que puisse aussi paraître cette idée, et bien qu’une telle idée ait prêté à rire chez un abbé de Saint-Pierre ou chez un Rousseau (peut-être parce qu’ils croyaient la réalisation d’une telle idée trop proche), c’est pourtant le résultat inévi­table de la souffrance où les hommes se placent mutuellement, qui doit contraindre les États (aussi difficile qu’il soit pour eux de l’admettre) à adopter cette résolution même que l’homme sauvage avait été contraint de prendre d’aussi mauvais gré, à savoir : renoncer à sa liberté brutale et chercher dans une constitution réglée par la loi le repos et la sécurité. Toutes les guerres sont donc autant d’essais (certes pas dans l’intention des hommes, mais dans l’intention de la nature) de mettre en place de nouvelles relations entre États et, par la destruction, ou du moins par le démembre­ment, de former de tout nouveaux corps qui, à leur tour, soit par eux-mêmes, soit à cause de leur proximité, ne peuvent se conserver et doivent par là essuyer de nou­velles et semblables révolutions; jusqu’à ce qu’enfin, un jour, en partie par la meilleu­re organisation possible d’une constitution civile à l’intérieur, en partie par une con­vention et une législation communautaires à l’extérieur, un État soit fondé qui, semblable à une communauté civile, puisse, tout comme un automate, se maintenir par elle-même.

Doit-on attendre d’une rencontre épicurienne des causes efficientes que les États, tout comme les atomes minuscules de la matière, s’essaient à toutes sortes de confi­gurations par leur choc fortuit, qui, par de nouveaux chocs, soient à leur tour réduites à néant, jusqu’à ce qu’enfin, un jour, réussisse par hasard une configuration telle qu’elle puisse se maintenir dans sa forme (un heureux hasard qui aura bien des difficultés à se produire un jour); ou doit-on plutôt admettre que la nature suit ici un cours régulier pour mener peu à peu notre espèce du degré inférieur de l’animalité jusqu’au degré suprême de l’humanité par, il est vrai, un art propre bien qu’extorqué à l’homme, et qu’elle développe très régulièrement, dans cet agencement apparemment sauvage, ses dispositions originaires; ou bien préfère-ton que, de toutes ces actions et réactions de l’homme, rien, dans l’ensemble, nulle part, ne résulte, ou du moins rien de sensé, que tout restera comme tout a toujours été, et que l’on ne peut, de là, prévoir si la discorde, qui est si naturelle à notre espèce, ne nous prépare pas finale­ment un enfer de maux, quelque civilisé que soit notre état, pendant qu’elle anéantira peut-être de nouveau cet état et tous les progrès [réalisés] jusqu’à présent dans la culture par une dévastation barbare (un destin dont on n’est pas  l’abri sous le règne du hasard aveugle, qui est en fait la même chose que la liberté sans lois, si on ne suppose pas [que la discorde suit]  un fil directeur de la nature secrètement lié à une sagesse)! Ce qui revient à peu près à la question : est-il bien raisonnable d’admettre lafinalité de l’institution de la nature dans ses parties et pourtant l’absence de finalité dans le tout? Ainsi, ce que faisait l’état sans finalité des sauvages, à savoir qu’il bri­dait les dispositions naturelles de notre espèce mais, finalement, par les maux où il la plaçait, la contraignait à sortir de cet état et à entrer dans une constitution civile où tous ces germes peuvent être développés, la liberté barbare des États déjà institués le fait aussi : par l’utilisation de toutes les forces des communautés pour s’armer les uns contre les autres, par les dévastations que la guerre occasionne, et encore plus par la nécessité de se tenir pour cette raison constamment en état d’alerte il est vrai que le progrès du développement des dispositions naturelles se trouve entravé. Mais, en revanche, les maux qui en proviennent contraignent notre espèce à trouver une loi d’équilibre pour [conserver] la résistance de nombreux États voisins, [résistance] en elle-même salutaire, et qui naît de leur liberté, et à conférer de la fermeté à cette loi par l’union des forces en une seule force, par conséquent à instaurer un État cosmo­politique de sécurité publique des États, qui ne soit pas sans danger, afin que les forces de l’humanité ne s’endorment pas, mais qui ne soit pas non plus sans un principe d’égalité de leur action et de leur réaction mutuelles, afin qu’elles ne s’entredétruisent pas. Avant que  ce dernier pas (à savoir l’union des États ne se fasse, donc à peu près à mi-chemin de son développement, la nature humaine subit les maux les plus durs sous l’apparence trompeuse d’un bien-être extérieur; et Rousseaun’avait pas tellement tort, quand il préférait l’état des sauvages, si l’on s’empresse de faire abstraction de la dernière étape que notre espèce a encore à franchir. Nous som­mescultivés à un haut niveau par l’art et la science. Nous sommes civilisés, jusqu’à en être accablés, par la courtoisie et les convenances sociales de toutes sortes. Mais se tenir déjà pourmoralisés, il s’en faut encore de beaucoup. Car l’idée de la moralité appartient bien à la culture, mais la mise en oeuvre de cette idée, qui se réduit à l’apparence de moralité, par la noble ambition et par la bienséance exté­rieure, consti­tue simplement la civilisation. Mais aussi longtemps que les États utili­se­ront toutes leurs forces à leurs projets d’expansion vains et violents et qu’ils freineront constam­ment le lent effort de formation intérieure du mode de penser de leurs citoyens, en leur ôtant même toute aide dans cette perspective, on ne pourra rien attendre de cette façon de faire : il est nécessaire, [pour obtenir autre chose], que chaque communauté forme ses citoyens par un long travail intérieur. Mais tout bien, qui n’est pas greffé sur une intention moralement bonne, n’est rien d’autre qu’une apparence ostentatoire et un manque de moralité habillé de brillants atours. Le genre humain demeurera sans doute dans cet état jusqu’à ce qu’il ait travaillé à sortir, par la façon dont j’ai parlé, de l’état chaotique de ses relations internationales.

Huitième proposition :

On peut considérer l’histoire de l’espèce humaine, dans l’ensemble, comme l’exécution d’un plan caché de la nature, pour réaliser, à l’intérieur , et dans ce but, aussi à l’extérieur, une constitution politique parfaite, car c’est la seule façon pour elle de pouvoir développer complètement en l’humanité toutes ses dispositions.

Cette proposition est une conséquence de la précédente. On le voit : la philoso­phie pourrait avoir son millénarisme (Chiliasmus); mais on n’est pas loin de délirer [en pensant] qu’une telle idée, peut, par elle-même, participer à la réalisation de cet événement. Il s’agit seulement de savoir si l’expérience dévoile quelque chose d’un tel cours de l’intention de la nature. Je dis [que l'expérience dévoile] peu de choses, car cette révolution semble exiger un temps si long pour s’achever qu’on ne peut, à partir de la petite portion que l’humanité, dans cette intention, a déjà parcourue, déterminer avec certitude la forme de sa trajectoire et la relation de sa partie au tout, de même qu’on ne peut déterminer avec certitude, à partir des observations du ciel faites jusqu’à présent, la course que notre soleil, avec tout son régiment de satellites, prend dans le grand système des étoiles fixes, bien que, pourtant, à partir du fonde­ment universel de la constitution systématique de l’édifice du monde et du peu que l’on a observé, on puisse conclure, de façon assez sûre, à la réalité d’une telle révolu­tion. En attendant, l’espèce humaine ne peut rester indifférente même à l’époque la plus éloignée que doit atteindre notre espèce, si elle peut seulement l’attendre avec certitude. En particulier, cela, dans notre cas, peut d’autant moins nous arriver qu’il semble que nous pourrions, par une préparation rationnelle appropriée, conduire plus vite à ce moment si réjouissant pour nos descendants. C’est pourquoi même les indices fragiles [qui indiquent que nous nous rapprochons de ce moment] sont pour nous tout à fait essentiels. Aujourd’hui, les États sont déjà dans des relations mutu­elles si artificielles qu’aucun ne peut appauvrir sa culture intérieure sans perdre de sa puissance et de son influence par rapport aux autres. Ainsi, même les intentions ambitieuses des États préservent, sinon le progrès, du moins le maintien de ce but de la nature. Bien plus : aujourd’hui, on ne peut très probablement pas attenter à la liber­té civile sans porter par là préjudice à tous les métiers, surtout au commerce, mais aussi, de cette façon, sans que l’affaiblissement des forces de l’État ne se sente dans les relations extérieures. Mais cette liberté s’étend peu à peu. Quand on empêche le citoyen de chercher son bien-être par tous les moyens qui lui plaisent, pourvu qu’ils puissent coexister avec la liberté d’autrui, on entrave le dynamisme de l’activité générale et, par là, d’autre part, la force du tout. C’est pourquoi on supprime de plus en plus les limites mises aux faits et gestes des personnes, et on concède la liberté générale de religion. Et ainsi, les Lumières se dégagent progressivement du cours des folies et des chimères, comme un grand bien que le genre humain doit aller jusqu’à arracher des projets égoïstes d’expansion de ses souverains, pourvu qu’ils comprennent leur propre intérêt. Mais ces lumières, et avec elles aussi un certain intérêt du cœur que l’homme éclairé ne peut éviter de prendre pour le bien qu’il conçoit parfaitement, doivent peu à peu monter jusqu’aux trônes, et même avoir une influence sur leurs principes de gouvernement. Bien qu’à l’heure actuelle, par exem­ple, il ne reste que peu d’argent à nos gouvernants pour les institutions publiques d’édu­­ca­tion et, somme toute, pour tout ce qui concerne l’amélioration du monde, parce que tout est déjà porté au compte de la guerre à venir, ils trouveront pourtant là que c’est leur propre intérêt de ne pas, c’est le minimum, contrarier les efforts privés, certes faibles et lents, de leurs peuples. Finalement, la guerre devient même peu à peu non seulement  si technique son issue si incertaine pour les deux camps, mais aussi devient une entreprise qui donne tant à réfléchir par les suites fâcheuses que subit l’État sous un fardeau toujours plus pesant des dettes (une nouvelle invention) dont le remboursement devient imprévisible que, dans notre partie du monde où les États sont très interdépendants du point de vue économique, tout ébranlement de l’un a une influence sur tous les autres, et cette influence est si évidente que ces États, pressés par le danger qui les concerne, s’offrent, bien que sans caution légale, comme arbitres et, ainsi, de loin, préparent tous un futur grand corps politique, dont le monde, dans le passé, n’a présenté aucun exemple. Bien que ce corps politique ne soit guère, pour l’instant, qu’à l’état d’ébauche grossière chacun des membres [futurs] est néanmoins déjà comme tenaillé par un sentiment qui incite considérer comme important le maintien de l’ensemble; et ceci donne l’espoir que, après maintes révo­lutions s’établisse enfin ce que la nature a comme intention suprême, un État cosmo­po­litique universel au sein duquel toutes les dispositions originaires de l’espèce humaine seront développées.

Neuvième proposition :

Une tentative philosophique d’étudier l’histoire universelle d’après un plan de la nature visant l’union civile parfaite dans l’espèce humaine doit être considérée comme possible et même comme susceptible de favoriser cette intention de la nature.

C’est certes un projet étrange et, semble-t-il, absurde, que de vouloir rédiger une histoire à partir de l’idée du cours que devrait suivre le monde s’il devait se confor­mer à des fins raisonnables certaines. Il semble que, dans une telle intention, on ne puisse que constituer un roman. Toutefois, s’il est permis de supposer que la nature ne procède pas, même dans le jeu de la liberté humaine, sans plan et sans intention finale, alors cette idée pourrait bien devenir utile; et bien que nous ayons la vue trop courte pour percer à jour le mécanisme secret de son organisation, cette idée pourrait cependant nous servir à présenter comme un système, du moins en gros, ce qui, sinon, ne serait qu’un agrégat d’actions humaines sans plan. Si nous commençons par l’histoire grecque – c’est par elle que toute autre histoire, plus ancienne ou contem­poraine, a été conservée, ou du moins [c'est par elle que toute autre histoire] doit être authentifiée  – si nous suivons [cette histoire] de la création et de la chute du corps politique du peuple romain, qui engloutit l’État grec, et finalement de l’influence de ce peuple sur les barbares qui le détruisirent  leur tour, jusqu’à notre époque, et si nous ajoutons de façon épisodique l’histoire politique des autres peuples telle qu’elle a pu parvenir peu à peu à notre connaissance par ces mêmes nations éclairées, alors nous découvrirons un cours régulier de l’amélioration de la constitution politique dans notre partie du monde (qui, vraisemblablement donnera un jour des lois à toutes les autres). En outre, alors qu’on prête attention partout seulement à la constitution civile, aux lois et aux relations entre les États, aussi loin que les deux, par le bien qu’elles contenaient, servirent un certain temps à élever les peuples (avec eux les arts et les sciences) et à les glorifier, mais les firent en revanche s’effondrer, de telle sorte pourtant que, toujours, un germe de lumières demeurait qui, davantage développé par chaque révolution, préparait encore un degré à venir plus élevé d’amélioration, [alors donc], on pourra découvrir comme je le crois, un fil directeur qui ne peut seulement servir à l’éclaircissement du jeu si embrouillé des affaires humaines, où à la prédiction politique des transformations futures des États (un bénéfice que l’on a en outre déjà tiré de l’histoire des hommes, même quand on la considérait comme l’effet sans cohérence d’une liberté sans règle!), mais qui ouvrira (ce que l’on ne peut espérer avec raison sans supposer un plan de la nature) une perspective consolante de l’avenir, où l’espèce humaine se présentera comme travaillant à se hisser à un état dans lequel tous les germes que la nature a mis en elle pourront se développer tota­lement et [dans lequel] sa destination, là, sur terre, sera remplie. Une telle justi­fication de la nature – ou mieux de la Providence – n’est pas un motif sans importance pour choisir un point de vue particulier pour considérer le monde. A quoi bon, en effet, faire l’éloge de la splendeur et de la sagesse de la création, dans un règne de la nature privé de raison et en recommander l’étude, si la partie du grand théâtre de la sagesse suprême, qui détient le but de tout cela, – l’histoire de l’espèce humaine – doit demeurer une constante objection, dont le spectacle nous oblige à détourner le regard avec irritation et qui, alors que nous désespérons d’y trouver jamais une intention raisonnable accomplie, nous conduit à ne l’espérer que dans un autre monde?

Penser que j’ai voulu, avec cette idée d’une histoire du monde, qui a, pour ainsi dire, un fil conducteur (einen Leitfaden) a priori, évincer l’étude de l’histoire propre­ment dite, rédigée de façon simplement empirique, serait [faire] une fausse interpré­tation de mon intention; ce n’est là qu’une conception de ce qu’une tête philosophique (qui devrait du reste être très versée dans l’histoire) pourrait encore tenter d’un autre point de vue. En outre, il faut que la minutie, certes louable, avec laquelle on rédige l’histoire aujourd’hui, fasse de façon naturelle réfléchir [à la question] : comment nos descendants éloignés s’y prendront-ils pour porter le fardeau de l’histoire que nous pourrons leur laisser après quelques siècles? Ils jugeront sans doute de la valeur des temps les plus anciens, dont il se pourrait que les documents écrits soient pour eux depuis longtemps perdus, à partir du seul point de vue qui les intéresse : que les peuples et les gouvernants ont-ils fait de favorable ou de préjudiciable à l’intention cosmopolitique? Or, prendre garde à cela, de même qu’à l’ambition des chefs d’État comme à celle de leur ministres, afin de leur indiquer le seul moyen qui peut leur apporter [aux yeux] des temps futurs une glorieuse renommée, ce peut être encore un petit motif supplémentaire de tenter de rendre compte d’une telle histoire philo­sophique.

IDDN : FR.010.0098839.000.R.A.2002.027.31235

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