// vous lisez...

cours 2010-11

:: le sommeil et l’émergence (1) ::

 

 

 

LE SOMMEIL ET L’EMERGENCE

 

 

 

 

Le Jour dispense aux mortels la lumière au loin étincelante, et la Nuit funeste, revêtue d’un sombre nuage, porte dans ses mains le Sommeil, frère de la Mort.

HESIODE, Théogonie

 

Si la veille ne naît pas du sommeil, tout finira par dormir.

NIETZSCHE

 

Ce que le dormeur voit, c’est […] l’éclipse même : non pas la couronne enflammée qui la borde, mais bien le cœur parfaitement obscur de l’éclipse de l’être.

Jean-Luc NANCY, Tombe de sommeil, p.50

 

 

Liminaire

 

D

u sommeil, la tradition philosophique ne parle que très peu, et, lorsqu’elle y consent, c’est le plus souvent pour désigner avec circonspection cet autre antithétique de la vigilance, de la sagesse et de la raison qui en soutiennent l’exercice.

On trouvera certes, ici ou là, mais comme à la marge donc, d’une tradition marquée par le privilège de la veille, de la vue et de la lumière, tel ou tel texte renvoyant à l’expérience pourtant si familière de l’endormissement et du sommeil. Mais, textes marginaux et épars, ils se rencontrent en nombre moindre que ceux abordant les rêves et spéculant sur leur signification et la vérité qu’ils délivreraient.

C’est que le rêve, s’il se déploie aux confins de la conscience, n’en demeure pas moins en son champ ― malgré son obscurité relative, y prolifèrent des images et des formes et, de ce fait, reste-t-il toujours susceptible d’affleurer à la conscience et d’une appropriation par elle : la conscience du rêveur est certes assoupie, réduite à un moindre degré, mais, en un certaine mesure et malgré cet effacement relatif, elle subsiste : lorsqu’à l’occasion du sommeil, je rêve, il y a là quelque chose qui, sans que j’en ai donc la pleine conscience, demeure du « moi » et se décline en cette étrange activité onirique ― une « instance », en quelques sortes mystérieuse, dont, en une profusion d’images et de formes, jaillissent des récits, eux-mêmes mystérieux. D’où les spéculations qui de toute tradition ont entouré les rêves : quelle signification leur donner ? comment les interpréter ? quel crédit leur accorder ? Autant de questions jamais tranchées, mais posées avec constance et, à l’instar de la folie à laquelle le rêve a souvent été associé, cette déférence inquiète, voire cette défiance craintive qu’inspire ce qui semble dérouter la logique et déroger à toute rationalité.

Mais, et c’est ce dont il s’agit de prendre acte, la prolixité des considérations que le rêve et l’activité onirique ont suscité tranche donc avec la rareté des textes consacrés par la tradition au sommeil en tant que tel.

Le sommeil en direction duquel on interroge ici, celui se déployant en l’absence de rêves, le « sommeil profond », pour ainsi le désigner, se démarque en effet radicalement du rêve, en ceci qu’en lui la conscience s’éclipse, la subjectivité se brise et le moi se disloque. Dans l’endormissement conduisant au sommeil profond, s’opère un vacillement généralisé, tant des choses familièrement données dans la veille que de la conscience du dormeur, laquelle s’obscurcit jusqu’au point critique, souvent redouté comme point de non-retour s’apparentant à la mort ― le « Sommeil, frère de la Mort », pour reprendre la lointaine parole d’Hésiode.

Et sans doute faut-il, en première approche du moins, tenir cette inquiétante parenté, ayant si longtemps focalisé les craintes à l’égard du sommeil, à l’égard de ce qui du moi pourrait subsister à l’issue de l’endormissement, durant lequel il s’est trouvé comme suspendu, voire biffé, la raison des non-dits et de l’impensé majeur l’ayant entouré.

Que la rareté des textes abordant le sommeil en tant que tel constitue le symptôme d’un déni et d’un évitement ― double déni du sommeil et de la nuit s’étant maintenu tout au long de l’histoire de notre culture, laquelle en fournit d’abondant indices ou, du moins, ce qui pourrait donner à s’interpréter symptômalement comme tel ―, telle fut donc l’intuition inaugurale du présent cours.

 

*

 

Pour autant, et de sorte à éviter tout malentendu, l’enjeu doit en être dès à présent précisé : à la suite et dans le prolongement de ceux des années précédentes[1], l’enjeu de ce cours n’est ni psychologique, ni même existentiel, mais bien au contraire généalogique et, plus fondamentalement encore, ontologique : ce qui sera ici proposé est une ontologie du sommeil.

Il ne s’agira donc nullement de reconduire les présupposés, méthodes et théories d’aucune science ayant fait d’une façon ou d’une autre du sommeil son « objet », et s’étant toujours au fond borné à le réifier, que ce soit pour le mettre au compte d’une « activité cérébrale » ou de « processus psychiques »[2]. Ces savoirs tardifs, par la reconnaissance d’une instance sous-jacente au sommeil, n’ont jamais que prolongé l’impensé métaphysique l’ayant toujours frappé et en ont de la sorte nié l’être : l’éclipse de toute présence.

Mais, et le risque d’un tel malentendu doit à son tour se trouver déjoué, il ne s’agira pas davantage en ce cours de reconduire la perspective adoptée par l’existentialisme, perspective dont le principe consiste à tenir tout fait d’existence comme échappant au savoir, à poser l’irréductibilité fondamentale de l’existence au savoir, jusqu’à séparer ces deux ordres d’une infranchissable frontière[3]. Si le sommeil et, accessoirement, le rêve se trouveront ici abordés, ce ne sera nullement pour les considérer en eux-mêmes, en tant exclusivement que faits d’existence ― ce qui reviendrait donc à les soustraire par principe à l’ordre du savoir ―, mais afin, au contraire, d’en interroger la place que leur a faite la tradition de nos savoirs, et de l’interpréter comme l’indice de ce qui, dès l’Origine, structure ces savoirs et en organise les formes. Ainsi, des faits d’existence que constituent le rêve et le sommeil, en tant du moins que réduits à des aspects du vécu, ne sera-t-il ici que très incidemment question.

D’ailleurs, le sommeil en tant que tel échappe fondamentalement à toute description phénoménologique : il n’y a précisément pas de « sujet dormant », ni de « conscience dormante », tant le sommeil est éclipse de la conscience, dont le propre d’ailleurs résiderait, bien plutôt que dans la réflexivité qui lui est habituellement reconnue, dans l’alternance entre éclipse et pleine présence (à soi), c’est-à-dire précisément dans le battement entre le sommeil et la veille[4].

A l’opposé donc de toute réduction psychologique ou de toute description phénoménologique, la perspective généalogique adoptée en un premier mouvement par ce cours conduira-t-elle à exhumer pour les mettre en exergue ces rares textes abordant le sommeil, perspective qui consistera en quelques sortes à les arracher à cette tradition nocturne à laquelle ils appartiennent, de sorte à ce que, à rebours du sort qui leur a été fait, ils soient ici portés à la lumière. Cette perspective conduira à l’interprétation d’une origine, c’est-à-dire, à travers cet effort visant à réactiver les conceptions originaires, à tenter de saisir, autant que faire se pourra, les conditions ayant organisé le « déni » de la nuit et du sommeil. Il s’agira donc de se rapporter à ce double déni en le tenant pour le symptôme d’un évitement fondateur.

Sans doute est-on en effet fondé à voir dans l’abondance des considérations qui, des Grecs de l’Origine jusqu’à à la psychanalyse ou aux neurosciences, ont pris le rêve pour objet, abondance tranchant avec la rareté des textes portant sur le sommeil en tant que tel, le symptôme d’un évitement, d’un impensé majeur qui, pour ainsi le dire et pour peu qu’il soit en ce sens interprété, pourrait se donner à saisir comme révélateur, non seulement des craintes qui ont focalisé la culture occidentale, mais aussi comme ce qui a structuré notre tradition et organisé les formes de notre culture.

Et c’est particulièrement dans cette perspective que sera lue La Naissance de la tragédie de Nietzsche, de sorte à saisir comment, avec Euripide et Socrate, advient la décadence de la tragédie, genre où un fonds nocturne affleurait sous les formes, où se trouvait en quelques sortes mis en scène le combat du jour et de la nuit : le retrait de Dionysos, dieu des profondeurs, de la nuit et de la musique, ouvre l’espace apollinien, c’est-à-dire la possibilité du triomphe de la lumière et des formes[5].

L’enjeu généalogique de ce cours réside donc en ceci qu’il propose, à titre surtout de méthode et essentiellement en son premier moment, de tenir l’évitement du sommeil et de la nuit dont atteste le peu de textes que la tradition leur a consacré pour le symptôme de ce qui, en creux, sous-jacemment, travaille et structure la dite tradition.

 

*

 

Mais, je voudrais pousser plus avant encore l’investigation ― jusqu’au point où l’enjeu ne sera plus tant généalogique qu’ontologique. Il s’agira de renouveler plus radicalement encore le regard habituellement porté sur la tradition : si le déni du sommeil et de la nuit, lequel provoque la valorisation symétrique de la lumière et de la veille et organise le triomphe corrélatif des formes, peut être légitimement reconnu comme le trait constitutif fondamental de notre culture, encore cette reconnaissance laisse-t-elle ininterrogé cela même qui la rend possible.

Elle se borne en effet à maintenir ces dualités simples que constituent les oppositions binaires entre le jour et la nuit, la veille et le sommeil et, de ce fait, suppose-t-elle ces délimitations qui les opposent, c’est-à-dire toujours, en premier lieu, la vue s’assurant et se portant garante de toute forme et, négativement aussi, de leur extinction.

Si, à l’opposé de l’indifférencié qui étend son règne dans la nuit du sommeil, les formes et les délimitations garantissant toute présence et rendant du même mouvement possibles nos savoirs ne se trouvent assurées que dans la clarté diurne et l’état de veille, la possibilité d’une telle assurance réside fondamentalement dans l’avènement du jour et l’éveillement du dormeur ― dans l’endormissement, au contraire, la conscience vacille et le regard s’éteint provoquant un obscurcissement et une abolition des frontières et des formes.

Telle est la raison profonde pour laquelle ce qui m’a ici surtout intéressé, ce n’est pas tant le sommeil comme tel ― en tant qu’opposé à son autre, la veille ―, ce n’est pas la dualité entre la veille et le sommeil en tant que telle, mais bien plutôt l’étrangeté d’un passage qui, de l’un à l’autre, est épreuve vécue, mais largement indescriptible, tantôt d’un vacillement, tantôt d’une réappropriation de l’étant dans son ensemble. Car ce qui, à l’occasion de l’endormissement, glisse hors du champ de la conscience, ce qui, à l’occasion du réveil, se trouve pour ainsi dire « récupéré » par elle, ce n’est certes pas tel ou tel étant particulier, mais bien l’étant dans son ensemble. Et c’est bien pourquoi le passage de la veille au sommeil et, inversement, du sommeil à la veille ouvre à la question de l’étant en tant qu’étant, à la question de l’étantité.

Il reste que, pour pleinement saisir l’enjeu ontologique d’une interrogation en direction du sommeil et, plus encore, de l’émergence, les questions de l’ontologie doivent être disposées.

L’ontologie suppose, en premier lieu du moins, que soit posée la différence ontologique, la différence entre l’être (das Sein) et l’étant (das Seiende), laquelle ouvre la possibilité d’une interrogation en direction des modes d’être des différents types d’étants : ce que tout étant a en commun avec tout autre étant, c’est (le fait) d’être, mais ce que signifie (le verbe) « être » appliqué à tel ou tel type d’étant diffère d’un type d’étant à un autre. Ainsi l’ « analytique existentiale du Dasein » que propose Sein und Zeit expose les « structures d’être du Dasein » : l’être de l’étant qu’est le Dasein.

Et nous percevons ce qu’ont d’essentiel de telles distinctions, au point que nous peinons à comprendre qu’en dépit de ce caractère elles aient pu être éludées. Car, faute de poser la question des modes d’être des différents types d’étants, malgré sa simplicité et ce qu’elle a d’essentiel, notre tradition semble avoir assimilé indûment des modes d’être, pourtant fort éloignés, au prix d’étonnantes confusions. Par exemple, le corps de l’homme réduit par les sciences du vivant, dans le prolongement de sa mécanisation antérieure, à un ensemble de processus physico-chimiques comme toute autre réalité organique ne se trouve-t-il pas de la sorte nié en son être propre, comme « corps propre », pour reprendre la formule de Merleau-Ponty ? Cette assimilation dont il est permis de se demander si elle ne consiste pas en une réduction et en une négation de l’être même du corps repose de toute évidence sur un défaut d’interrogation en direction d’un mode spécifique d’être conduisant à identifier indûment les modes d’être des étants organiques et du corps humain. Et j’avais d’ailleurs longuement questionné l’an passé la réduction de la manière d’être propre de l’homme à l’animalité[6].

Mais ces confusions et identifications indues procèdent du défaut d’un questionnement plus essentiel encore. Plus fondamentalement encore que l’interrogation sur le sens d’ « être » de tel ou tel type d’étant se pose la question de l’être (die Seinsfrage) de l’étant dans son ensemble, la question de l’être de l’étantité.

Faisons écho ici à l’éclatante ouverture de Sein und Zeit : « La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli, […] sans doute cette question a-t-elle encore tenu en haleine Platon et Aristote […], mais elle s’est tue à partir de là — en tant que question et thème d’une recherche véritable »[7].

Car, nous avons laissé depuis longtemps de poser la question de l’être en substituant à cette question une certaine interprétation de l’être de l’étant comme présence, une réponse à la question « qu’est-ce que l’être ? » qui a supprimé la question en tant que question, du même mouvement qu’elle a inauguré la tradition de notre culture, laquelle s’est faite métaphysique, sous la forme notamment de l’axio-ontologie, de l’onto-théologie et, plus largement, de la philosophie.

Ainsi, l’ensemble des recherches mises en œuvre par la tradition afin de saisir un fondement ou un premier principe de l’étant, l’affirmation par elle d’un étant premier et supérieur, doivent-elles être mises au compte de l’oubli de la question. Dans la Lettre sur l’humanisme qui répond à Jean Beaufret, Heidegger dit avec force : « L’être, ce n’est ni Dieu, ni un fondement du monde. L’être est plus éloigné que tout étant et cependant plus près de l’homme que chaque étant, que ce soit un rocher, un animal, une œuvre d’art, une machine, que ce soit un ange ou Dieu. L’être est le plus proche »[8].

Mais si l’ontologie consiste donc à prétendre (re)poser la question de l’être (de l’étant en général), (re)position ouvrant la possibilité d’une reprise critique de la métaphysique à partir de la reconnaissance de ce qui, dans son ensemble, la fonde l’interprétation de l’être de l’étant par la subordination de tout étant à des étant premiers (l’anhypothétique, Dieu, la substance première, la substance pensante, la matière…) , elle n’en présente pas moins une limite essentielle par laquelle non seulement, au fond, elle n’échappe pas à la métaphysique, mais, plus encore, en interdit le dépassement.

En effet, la perspective de l’ontologie entendue comme (re)position de la question de l’être revient à aborder l’être à partir d’un étant particulier, fût-il, par nécessité, cet étant n’ayant en ce qu’il est (en son être) pas grand-chose de commun avec les autres étants : l’ « homme », le Dasein (l’être-là), dont l’être est ouverture à l’être et, partant, disposition essentielle à la question (de l’être).

Or, se poser la question de l’être, envisager l’être à partir d’un étant, fût-il donc celui que nous sommes, n’est-ce pas fondamentalement reconduire le présupposé intrinsèque de la métaphysique ? N’est-ce pas, ultime forme de la métaphysique, déplacer vers le Dasein cette primauté dans l’ordre de l’étant reconnue, toute la métaphysique durant, à d’autres étants ― à l’anhypothétique ou à Dieu, en particulier ? N’est-ce pas de ce fait s’interdire à nouveau la désobstruction de la voie d’une interrogation fondamentale en direction de l’être en tant qu’être ?

Ces interrogations nous placent face à l’exigence d’un dépassement : il appartient à l’ontologie de se faire beaucoup plus radicale et fondamentale, dût-elle abandonner toute référence au Dasein et cesser de maintenir cette conception de l’être comme question à laquelle le mode d’être propre du Dasein ouvrirait. Et sans doute faudra-t-il abandonner aussi la différence ontologique elle-même, dernière différence à partir de laquelle l’être ne peut qu’être reconnu comme « fondement » de l’étant.

Une telle exigence permet de comprendre le fait que du Dasein en tant que tel il ne sera rapidement plus question dans la suite de l’œuvre[9] : la voie frayée par Sein und Zeit qui abordait donc la question de l’être à partir des modes d’être du Dasein aura tôt fait de conduire à un nouveau chemin ― le chemin qui conduit à l’être est aussi celui qui en provient.

Qu’il me soit à ce propos permis de préciser que, dans l’ordre de mes propres cours, l’unité formée par De la Représentation à l’interprétation, Dire, penser, être et Humanisme et métaphysique résidait en ceci que ces trois cours maintenaient cette conception de l’être comme question, laquelle trouvait son achèvement (dans le cours de l’an passé, Humanisme et métaphysique) dans une interrogation fondamentale sur l’être de l’étant qu’est l’homme. Ce cours reposait plus précisément la question de l’homme en soumettant à une critique ontologique l’ensemble des conceptions humanistes, c’est-à-dire métaphysiques de l’homme. Son propos était d’établir que, de l’affirmation paulinienne de l’humanité aux théories des neurosciences, ces conceptions n’avaient jamais apprécié que par « trop pauvrement » ce qu’il en est de l’homme en sa manière propre d’être („das Wesen des Menschen‟), qu’elles avaient toujours ce faisant obstrué la voie d’une interrogation en direction de ce « comment » ce qui est — ce qu’il y a — est donné à l’homme. Mais, pour autant que se trouvait encore reconnu un double fondement — le Dasein comme fondement de la question de l’être et l’être comme fondement de l’étant —, la voie d’une telle interrogation ne pouvait-elle qu’être signalée, mais aucunement empruntée. Aussi longtemps en effet que l’être se trouve pensé à partir de l’étant et, symétriquement, le Dasein comme cet étant ouvrant à la question de  l’être, la désobstruction de la métaphysique demeure impossible.

Comment échapper alors à ce qui interdit à l’ontologie telle qu’envisagée jusque là de pouvoir se déprendre tout à fait de la métaphysique, du fait qu’elle envisage encore l’être à partir de l’étant, comme question qu’il est dans l’être de l’étant qu’est le Dasein de se poser ? Comment dépasser cette limite essentielle faisant que si mesure est prise de l’oubli dans lequel la question de l’être a été maintenue, l’être en tant que tel n’en demeure pas moins toujours et encore oublié ?

Ce dépassement dont nous mesurons l’impérieuse exigence sera désigné par Heidegger comme « le Tournant » (die Kehre) de sa pensée. Ce Tournant est envisagé dès les Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis)[10] de 1936-38.

A partir des Beiträge, il ne s’agit plus en effet de considérer l’être à partir du Dasein, à partir donc d’un étant, il ne s’agit plus d’appréhender l’être comme question à la position de laquelle l’être du Dasein ouvrirait, mais de le penser à partir de l’être lui-même, de sorte à ce que ce soit l’être en tant qu’être qui puisse être pensé ― ce qui constitue la tâche de l’ontologie véritable, c’est-à-dire de la pensée. C’est pourquoi, à partir des Beiträge, le terme Ereignis désignera ce dont la pensée doit faire son affaire, ce qui, en tant que tel, donne à penser.

L’Ereignis, devenant donc un nouveau « nom » de l’être, doit être pensé, comme le souligne expressément Heidegger, à partir du « es gibt », formule se substituant heureusement à « l’étant » (das Seiende). « Es gibt », usuellement traduit en français par « il y a », désigne donc ce qu’il y a ― « l’étant » ―, mais la forme allemande, entendue dans sa littéralité signifie « ça donne », ce qu’il y a ― « l’étant » ― se trouvant de la sorte saisi comme (tout) ce qui est donné par « ça » qui (le) donne, par le neutre « es », désignation pronominale de l’Ereignis.

La neutralité du pronom « es » renvoie tout à la fois à la non-étance radicale et à l’absolue innommabilité de ce qui donne : ce qui donne (le donné, soit ce qu’il y a), l’ « es » (du « es gibt ») n’est en tant que tel rien (d’étant), mais donne (gibt) du même mouvement qu’il se retire (sich entzieht), car ne se réduisant à aucun mode de présence : il est pure donation, pur octroi et, à ce titre, dira Heidegger, éclairicie (Lichtung) autant qu’occultation (Verbergung)[11].

L’Ereignis, l’être en tant qu’être[12] qui est l’éclaircie-occultation, renvoie donc à ce fonds nocturne et abyssal d’où tout ce qui est (en l’éclaircie, donné, présenté et informé) s’ouvre, advient et émerge (ereignet) : l’Ereignis est émergence.

Et l’émergence (das Ereignis) est précisément ce qui donne à penser, ce auprès de quoi il incombe à la pensée s’éveillant de l’oubli de l’être de se tenir : pensée et discours de l’être doivent penser et dire la non-étance radicale et l’absolue innommabilité de l’éclaircie-occultation, de ce qui octroie en se célant, de ce dont tout il y a jaillit et émerge[13].

 

*

 

Cette succincte présentation de l’ontologie a été proposée afin de situer l’enjeu primordial du cours qui se trouve ici initié et de sorte à pouvoir procéder à la construction du problème autour duquel il se déploiera.

D’une interrogation en direction des modes d’être des étants à la question de l’être (de l’étant dans son ensemble), puis de cette question à celle, primordiale, de l’Ereignis, pure donation, pur jaillissement, c’est-à-dire « émergence » de l’il y a, nous avons parcouru les questions de l’ontologie. A partir de telles questions, il semble que, non seulement, s’ouvre la possibilité de saisir le sens du double déni que nous soulignions, celui ayant, toute la tradition durant, frappé aussi bien la nuit que le sommeil, mais plus encore de mesurer la dimension et la portée ontologiques du sommeil comme, tout autant, celle de l’endormissement, son obscur chemin, et de l’éveillement, sa lumineuse issue.

Ce double déni, dont nous verrons combien il fonde la tradition de notre culture et en commande l’ensemble des formes, ne constituerait-il pas un indice majeur de l’oubli de l’être, dont procèderait essentiellement le culte du visible et des formes ayant dominé l’ensemble de cette tradition ?

Car, et nous le soulignions, l’endormissement conduisant au sommeil profond consiste en un double vacillement : celui de la présence des choses, de l’il y a se trouvant dans la veille lumineusement et familièrement donné, d’une part, et, d’autre part, mais dans un rapport d’intime corrélation, celui de la présence à soi du dormeur ― à ce titre, d’ailleurs, le réfléchi du verbe courant « s’endormir » est-il symtômatiquement abusif[14] : ce n’est pas tant le dormeur en effet qui « s’endort », que le sommeil qui le ravit et l’entraîne en ses profondeurs.

Que pourrions-nous alors saisir à partir du sommeil, de l’endormissement par lequel nous nous retranchons de l’il y a et en opérons le suspens[15], et de l’éveillement qui est retour de notre présence à nous-mêmes corrélé au réavènement de l’il y a émergeant de  l’indifférencié, sinon que la possibilité de toute présence réside dans le fonds abyssal dont elle émerge ?

En ce double vacillement se découvre en effet la corrélation fondamentale entre le soi et le monde, vacillant ensemble donc, corrélation qui se donne à saisir en son fonds même, puisque se découvrant du même mouvement qu’elle se recouvre : l’il y a du soi comme du monde émergerait d’un indescriptible et innommable retrait ― en ces profondeurs abyssales où le sommeil nous entraîne, ne subsistent ni conscience, ni subjectivité, ni même âme.

L’ontologie du sommeil que je voudrais proposer ici devra donc tenir le vacillement généralisé de toute présence survenant dans l’endormissement et se parachevant dans le sommeil profond comme approche du fonds nocturne et abyssal d’où tout ce qui est ― l’il y a ― émerge : ne serait-ce pas l’être, dispensant toute présence du même mouvement qu’il se retire, qui nous livrerait au sommeil et nous redonnerait à chaque fois que nous nous éveillons ce qui est (présent), l’il y a ? Etre emporté par le sommeil, ne serait-ce pas être livré par l’être à son propre retrait ? Le sommeil ne serait-il pas ce par quoi, en un cycle nycthéméral, nous sommes en notre être à chaque fois mis en jeu par l’Ereignis, par le battement à éclipse de l’être ?


[1] Principalement, De la Représentation à l’interprétation (2007-08), Dire, penser, être (2008-09) et Humanisme et métaphysique (2009-10).

[2] Toute science du « psychisme », à partir de la prise en considération de particularités, ne fait jamais qu’hasarder de prétendues explications causales, lors même que, sans réflexivité aucune quant aux procédures dans le cadre desquelles elle dévoile son objet (cf. notamment mon cours Les Procédures de dévoilement, 2009), elle se borne à n’en proposer que d’incertaines interprétations. Ainsi, s’il sera brièvement fait place à la trop célèbre théorie psychanalytique du rêve, ce sera pour en rejeter l’essentiel du contenu doctrinal et n’en retenir que le motif inaugural : celui du rêve posé comme cryptogramme, comme récit dont la signification se tient en retrait.

[3] Tel est le sens de la réaction kierkegaardienne à la philosophie du Savoir absolu de Hegel.

[4] « Il faut ainsi admettre une conscience à éclipses. Si la conscience devait être permanente, elle rejoindrait la compacité des choses. Il n’y a de conscience possible que dans un battement entre la veille et le sommeil ». Jean Lévêque, Le Retrait et la Nuit (Osiris, 1994), p.5.

[5] cf. infra : I. Du déni de la nuit à l’éclipse d’un verbe, 1. Le sens du tragique et 2. Le triomphe des formes.

[6] cf. Humanisme et métaphysique.

[7] Heidegger, Etre et Temps (Gallimard, 1986), p. 25.

[8] Lettre sur l’humanisme (Aubier, 1964), p. 77.

[9] A cet égard, le grief de « philosophie déshumanisée », d’ « antihumanisme » fait à la pensée de Heidegger par certains de ses détracteurs (cf. notamment Ferry-Renaut, Heidegger et les Modernes, Grasset, 1988) relève d’une incompréhension profonde de cette pensée et d’une malhonnêteté aboutie à son endroit.

[10] Contributions à la philosophie (de l’événement) ― telle serait la traduction littérale du titre.

[11] « Lichtung und Verbegung sind […] das Ereignis selbst » [« L’éclaircie et l’occulation sont […] l’émergence même »], Beiträge, p. 236. 

[12] De sorte à souligner en quelle mesure l’être ainsi entendu s’affranchit de tout compréhension (métaphysique) de l’être (à partir de l’étant), Heidegger use à dessein de graphies archaïques : « Das ist die Wesung des Seyns selbst, wir nennen sied as Ereignis » [«C’est là l’essance de l’estre lui-même, nous le nommons l’émergence” »], lisons-nous par exemple dans les Beiträge (p. 7).

[13] Et c’est justement pourquoi l’horizon de la pensée, affranchie de la raison, libérée de son exercice métaphysique, c’est-à-dire de la philosophie, n’est autre que le Poème, dont le propre est de nommer l’innommable.

[14] cf. Jean-Luc Nancy, Tombe de sommeil (Galilée, 2007), p. 59-60.

[15] Une ontologie du sommeil devrait en outre et par nécessité intégrer une somalogie, laquelle ne manquerait d’ailleurs pas de relever une congruence avec l’animalité : le sommeil est, pour le corps aussi bien humain qu’animal, retranchement du monde et resserrement sur soi, l’éveillement impliquant pour sa part « l’étirement », ex-position du corps réinvestissant l’il y a, un temps mis à distance. Sur « le sommeil et le lieu », cf. Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant (Vrin, 1963).

 

 

Bookmark and Share

Discussion

8 commentaires pour “:: le sommeil et l’émergence (1) ::”

  1. M.Avello, n’ayant pas assisté au dernier cour et ne sachant pas si vous êtes là demain, je tenais à vous parler de la dissertation de philosophie “faut-il aspirer à la certitude”. En suivant la méthode je suis arrivée à la production de concepts et tente de trouver un lien entre ceux-ci ( aspirer à et certitude ) je pense qu’un lien probable serait “l’idéal” mais je ne sais comment problématiser… Bien que la méthode soit claire je “bloque”. La seule “question” que j’ai trouvée est : La certitude est-elle un idéal auquel on aspire. Je sais bien que ce n’est pas “bon” car il ne s’agit pas de reformuler le sujet, en ce cas j’imagine que je n’ai pas trouvé le problème intrinsèque que pose le sujet. Pouvez vous m’aider ?

    Par Elodie Lassourd, TL2

    Posté par Elodie L. TL2 | octobre 19, 2010, 18 h 55 min
  2. Bonsoir,

    je vous réponds publiquement, puisqu’il n’y a pas de raison pour que les conseils qui suivent ne soient pas aussi portés à la connaissance de vos condisciples.

    Tout d’abord, je n’ai pas assuré mes cours aujourd’hui, et ne les assurerai pas non plus demain (mercredi). Les cours de jeudi et de vendredi auront en revanche lieu, car je tiens au moins à faire cours lors des journées de la semaine où je vois le plus de classes, en espérant par ailleurs que les effectifs seront aussi peu réduits que possible…

    La situation actuelle survient à un moment de l’année où il m’aurait fallu consacrer le temps nécessaire à expliquer la méthode de la dissertation philosophique et à répondre aux questions qui n’auraient pas manqué de se poser à son propos. Faute de cela, vous avez au moins le cours rédigé, lequel il vous appartient en effet de travailler par vous-même.

    En votre cas, je vois que ce travail a été entrepris puisque vous formulez à l’égard de votre tentative de problématisation du sujet « Faut-il aspirer à la certitude ? » une critique justifiée : en effet, passer de ce sujet à la question « La certitude est-elle un idéal auquel on aspire ? » revient à se contenter d’une reformulation, en ceci qu’ « aspirer à » se trouve simplement précisé par la convocation de la notion d’ « idéal » ― ce qui est exact, mais effectivement insuffisant du point de vue de l’exigence de problématisation ― ; mais cette reformulation est en outre approximative, en ceci qu’elle vous conduit à perdre l’élément constitutif de la forme de ce sujet, soit le « faut-il » qui en fait une question de nécessité, laquelle, du fait précisément de la forme qui est la sienne, vous demande s’il faut ― et s’il le faut, pourquoi le faudrait-il ? ― « aspirer à la certitude », se la représenter comme cet idéal qu’on se ferait fort d’atteindre, pour autant que cela soit possible.

    Vous parviendrez sans nul doute à bien mieux problématiser ce sujet, en approfondissant la production des concepts d’ « idéal » et de « certitude » : si la certitude a lieu d’être établie comme un idéal, n’est-il pas vain, d’une façon générale, d’aspirer à un idéal, pour autant que cette aspiration ait pour finalité de l’atteindre effectivement ? La certitude, par ailleurs, a-t-elle totalement lieu d’être reconnue comme un idéal à atteindre ? A trop idéaliser la certitude, il se pourrait en effet qu’on se condamne à s’enferrer dans des certitudes qui n’auraient que l’apparence de la vérité, de « fausses certitudes », donc, qui loin de devoir être idéalisées, de devoir faire l’objet d’une quelconque aspiration, justifieraient qu’on s’en détourne…

    Soyez assurée que les difficultés que vous rencontrez, de même que les scrupules légitimes qui sont les vôtres à l’égard de ce que vous parvenez d’ores et déjà à faire constituent autant d’indices révélant que vous êtes sur la bonne voie, celle qui, à la condition que vous y persévériez, vous conduira à réussir pleinement, sinon dès cette première fois, du moins les suivantes, l’exercice de la dissertation.

    Bon travail, donc, et à jeudi.

    A. Avello

    Posté par Alain Avello | octobre 19, 2010, 21 h 41 min
  3. Je vous remercie et me met donc au travail.

    Posté par Elodie TL2 | octobre 20, 2010, 7 h 39 min
  4. Mr Avello,
    Après avoir relu la méthode de la dissertation,et étant arrivée à la conclusion de la dissertation à rendre, je “bloque” sur la méthode de la conclusion : je ne sais pas s’il faut redire chaucune des trois thèses et dégager l’essentiel de ce qui a été di dans le développement, ou alors, redire ces trois thèses, mais en les reformulant afin de les énoncés de façon affirmative,sans répéter l’essentiel du contenu du développement? Pouvez-vous m’aider?

    Posté par Pauline TS3 | novembre 2, 2010, 15 h 34 min
  5. @ Pauline

    Vous trouverez ma réponse ici :

    http://alain.avello.free.fr/?p=23&cpage=1#comment-1079

    Posté par Alain Avello | novembre 2, 2010, 17 h 15 min
  6. Vous semblez bien trop savoir ce qu’est le sommeil pour avoir à le questionner. Le simple renversement du sommeil non plus comme perte du récepteur, mais comme prise de l’émetteur, permet-il vraiment d’interroger l’être du sommeil ?

    De même, les passages dont vous parlez posent précisément problème parce qu’il semble justement qu’il y a, présentement, un moment qui se donne lui et qui fait monde, sans qu’il ne soit ni pris, ni donné. Comment penser la présence qui se perd et se donne hors de la présence elle même ? Car lorsque nous nous endormons (ou nous réveillons), il semble bien que l’étant soit perdu (ou repris) mais qu’il n’y a pas de moment de cette perte (ou de cette reprise). N’est-ce pas le concept de présence comme conscience qui empêche de penser le passage ? A partir de là, il semble que vous interrogez vous même dans la même voie que la métaphysique en pensant le sommeil à travers une présence qui est présente à elle.

    De plus, qu’en est-il de la pierre ?

    Posté par Un Roi sans couronne | mai 13, 2011, 1 h 14 min
  7. Voilà un galimatias dont il n’est guère étonnant que l’auteur soit étudiant en philosophie, tant s’y exprime de vanité dans le ton péremptoire, doublée d’une confusion manifeste dans la compréhension toute approximative des références qu’il prétend manier.

    Et je comprends sans peine, soit dit au passage, que votre professeur d’esthétique se montre embarrassé pour vous répondre sur le sacré : sans nul doute est-il atterré face à pareils amphigouris…

    Mais je reviens au texte que vous avez cru devoir commenter ci-dessus.

    Si vous aviez compris quelque chose à l’ontologie, vous sauriez, jeune homme, que le principal défi adressé à la pensée est précisément de nommer l’innommable… Tel est justement l’enjeu central du “Sommeil et l’émergence”, ce que je précise, puisque vous n’en avez manifestement pas saisi le propos.

    Je ne saurais en conséquence que vous inciter à procéder à une lecture plus patiente, plus attentive et, surtout, plus humble des textes ― des miens notamment. Persévérez donc, jusqu’au séjour véritable, dans l’effort que vous avez entrepris en vous lançant à la découverte de l’œuvre de Heidegger !…

    AA

    Posté par Alain Avello | octobre 19, 2011, 15 h 56 min
  8. Aussi jouissif que vertigineux; dommage que ce cours n’est pas celui de cette année.

    A présent je comprend mieux pourquoi vous tenez tant à tirer les rideaux avant de commencer votre cours.

    Posté par Aime-chercher-l'introuvable | mars 10, 2012, 23 h 29 min

Poster un commentaire


× 6 = 12

Catégories

  • Pas de catégorie

Articles récents